Philippe Huneman
5 min readMay 13, 2020

--

UN RAPPEL A L’ORDRE EPISTEMIQUE. #1.

Voilà quelques jours que je vois passer des disputes de plus ou moins mauvaise foi (la bonne foi étant comme la bonne intention selon Augustin ou Calvin, à savoir, si inscrutable que Dieu seul la détecterait) autour d’une hypothèse proposée dès 2009 par Priscille Touraille (CNRS, MNHN) au sujet des causes du dimorphisme sexuel de stature dans l’espèce humaine (DSSH). Elle lie ce dimorphisme à une différence entre hommes et femmes dans l’accès à l’alimentation.

Je ne reviens directement ni sur la querelle actuelle, dont je ne me soucie pas, ni sur l’hypothèse elle-même, facile à trouver dans sa version originale. J’ai coédité, en français puis en anglais, et avec d’autre — biologistes — un texte de Priscille Touraille sur cette hypothèse: voilà pour rappeler mon implication dans tout ça.

Ces disputes sont exténuantes et/ou énervantes parce que les protagonistes — quel que soit leur bord — , y confondent plusieurs choses. La conséquence est qu’ils pataugent dans le n’importe quoi, chacun répondant à l’autre de manière plus ou moins à côté de la plaque.

Donc, voici quelques ba.b.a. de philosophie des sciences, pour rappeler à l’ordre épistémique ceux qui s’aventurent sur ces terrains.

Démêlage.
On invoque souvent l’absence ou la présence d’un consensus scientifique sur les explications du DSSH. D’aucuns disent aussi que les biologistes ne discutent généralement pas l’hypothèse de Touraille (HT). D’autres, que c’est une hypothèse délirante.

Ces trois choses alertement confondues n’ont rien à voir. Voyons-les donc successivement.

a. Y a-t-il un consensus sur l’explication de DSSH ?

Non. Beaucoup invoquent la sélection sexuelle (SS) — mais personne n’identifie sélection sexuelle sur/de quoi. D’autres hypothèses que SS sont émises. De manière générale, les questions de taille ne font pas consensus, comme c’est le cas pour la taille élevée des Hollandais, qui ont gagné 25 cm en 150 ans (soit davantage que tous les autres peuples): explications par l’économie, les causes environnementales (nutrition) et la sélection naturelle (sexuelle) coexistent — et pour ces dernières, les hypothèses concernant ce qui est sélectionné exactement à travers la taille sont multiples. Autrement dit, comme pour HT, vu de loin il y a consensus (l’évolution a joué un rôle, ce n’est ni Dieu, ni le Texte, ni l’habitus, ni l’élan vital, ni la baisse tendancielle du taux de profit, qui sont responsables), mais vu de près, il n’y en a aucun (quel processus évolutif ? et si sélection, sélection pour quoi exactement ?). Ce simple fait permet de relativiser de manière très générale ce qu’on peut déduire, épistémologiquement, de l’invocation de l’existence d’un consensus.

b. La plupart des biologistes de l’évolution en général considèrent-ils HT comme un candidat explicatif sérieux ?

Non. C’est effectivement très rare. En ce sens statistique (et en ce sens seulement) HT est marginale.

c. Cette hypothèse HT est-elle délirante — au sens où le sont la mémoire de l’eau, la télékinésie, etc. ?

Non. Certains avancèrent que nul homme n’affamerait ses filles ou ses femmes puisque cela va contre la sélection naturelle. (“Nul homme”, au sens où ce comportement serait vite éliminé par ladite sélection). Mais: la sélection naturelle, c’est compliqué, et une bonne part des biologistes expliquent des choses que la sélection naturelle, à première vue, devrait contrecarrer, à commencer par ce qu’ils nomment l’altruisme, c’est-à-dire un comportement qui a un coût pour ego et un bénéfice pour un autre [1]. Souvent les explications de choses comme l’altruisme invoquent ce qu’on appelle depuis William Hamilton (1964) la sélection de parentèle (kin selection): le comportement me coûte, mais avantage des individus qui partagent davantage de gènes avec moi que la moyenne, donc statistiquement il a tendance à augmenter la représentation de “son gène“ (pour dire vite) dans la population, et au final sera sélectionné. Rien de tel ne semble toutefois jouer dans HT (encore que ce n’est pas à exclure, si par exemple le ratio filles /garçon, ou même filles+femmes/neveux d’un même individu joue un rôle).
Ceci dit, n’importe quoi X de récurrent constitue dans l’évolution biologique une pression de sélection. Ce X peut sans problème être culturel. Si les hommes mangent plus que les femmes, par exemple en se servant avant elles pour une raison traditionnelle quelconque, ce fait X constitue une pression de sélection, et la réponse à la sélection peut alors être une diminution de la taille des femmes.
Il existe au moins une hypothèse vraiment discutée par les biologistes qui soit de même nature que HT : l’explication de l’excision. L’excision semble contre adaptative: nul groupe d’hommes ne voudrait que ses femmes aient moins envie de sexe, ou y prennent moins de plaisir (ou en tout cas, la sélection devrait a priori aller contre cela, la non-excisée étant plus propice à produire des descendants). Or Howard et Gibson en 2017 ont proposé un modèle (HE) selon lequel la valeur de fitness de l’excision (soit, sa contribution différentielle au succès et à la reproduction des pratiquants du comportement) dépend des types de population [2]. En gros, dans les sociétés qui valorisent l’excision, donc où elle y est fréquente, le fait d’être excisée a une fitness plus élevée que celui de ne pas l’être. Ce n’est pas le cas dans les sociétés où l’excision n’est pas fréquent. Typiquement, dans ce modèle qui prédit relativement bien les données, le fait culturel (de la valorisation de l’excision) constitue une pression de sélection.
HE est publiée dans Nature Ecology and Evolution, une revue de premier plan en biologie évolutive; elle y a même fait l’objet d’un “News and Views“ (de Katherine Wander), soit une mise en avant par le journal. Elle est donc standard en biologie. Mais HT est épistémiquement du même ordre : dans l’une le fait (culturel) « différence dans l’accès à l’alimentation », dans l’autre le fait (culturel) « excision valorisée » constituent des pressions de sélection d’ordre culturel expliquant des valeurs de fitness initialement contre-intuitives. HT’est donc pas du tout délirante. Son degré de corroboration n’est certes pas élevé, mais ceci est une autre affaire (cf.billet #2).

Démêler ces 3 points était le but de cette mise au point. On peut donc s’arrêter là.
Dans le billet suivant, je proposerai quelques commentaires un peu plus développés.

[1] Je parle ici du vivant en général, pas en particulier des humains, qui y sont quantité négligeable.

[2]. Howard, J., Gibson, M. Frequency-dependent female genital cutting behaviour confers evolutionary fitness benefits. Nat Ecol Evol 1, 0049 (2017). Je précise que HE traite de la maintenance de l’excision, tandis que HT traite aussi de l’origine de DSSH; ce sont deux questions différentes, certes, mais ceci ne change pas le parallèle que je fais ici.

--

--

Philippe Huneman

Philosophe, CNRS. Institut d’Histoire et de Philosophie des Sciences et des Techniques (Paris I Sorbonne). Site pro: www.philippehuneman.wordpress.com