Sur une polémique concernant une hypothèse relative au dimorphisme sexuel de la stature chez les humains.

Philippe Huneman
8 min readMay 3, 2020

Une polémique occupe apparemment le milieu de la vulgarisation scientifique relativement à la mention de l’hypothèse proposée par Priscille Touraille (MNHN) dans sa thèse de doctorat, au sujet de l’explication de la différence de taille entre hommes et femmes. Cette polémique fait écho à une autre, en décembre 2017, dont l’enjeu était très directement cette hypothèse que les médias avaient alors vulgarisée. Ayant, avec des collègues publié dans un volume collectif en français puis en anglais l’un des textes de cette chercheuse, je me suis senti concerné par la somme de mésinformations et d’âneries alors mise en circulation. Pour renseigner une personne honnête et curieuse qui demandait des informations, j’avais alors écrit une lettre d’éclaircissement, dont j’autorisais la circulation et diffusion. Puisque les mêmes disputes reprennent, je la rends publique ce jour, sans changer un mot; l’énervement bien compréhensible suscité par ces arguties n’a, lui non plus, pas changé.

PS — je vois que l’un des protagonistes de la nouvelle querelle est Stéphane Debove. Je sais qu’il fait un remarquable travail en biologie, et les lignes ci-dessous — écrites il y a 3 ans — ne remettent aucunement en cause son sérieux de chercheur ; il serait regrettable que la présente intervention laisse penser le contraire. Beaucoup d’autres gens sont impliqués dans cette polémique à des degrés divers.

Althusser disait que, contrairement à la science, l’idéologie n’a pas d’histoire. Le fait qu’une même polémique revienne à l’identique 3 ans après, et s’avère récurrente sous des formes plus générales, signifie simplement qu’on a affaire à de l’idéologie — de tous les côtés — de sorte que les éclairages critiques sont intemporellement valables. C’est l’un des aspects de cette histoire, l’autre étant qu’avec la biologie évolutive, les réquisits pour une explication (en particulier adaptationniste) valide touchent à plusieurs disciplines (génétique, comportement, écologie, systématique, etc.), si bien qu’il existe par principe un potentiel conflit de légitimité sur les preuves acceptables, conflit qui peut opposer des représentants des différentes disciplines. Pareil conflit ne peut manquer d’intéresser le philosophe des sciences, mais pour en dire quoi que ce soit d’intéressant il faut bien plus qu’un billet on line, et bien plus de temps que ce que celui-ci réclamerait…

Mail du 21/12/2017, PH à E

Monsieur

J’ai eu vent des polémiques concernant le travail de Priscille Touraille, et, en tant que codirecteur du volume Les Mondes Darwiniens, édité chez Syllepse en 2009 puis republié en version augmenté chez Matériologiques en 2011, comme en tant que codirecteur de la collection ‘Sciences & Philosophie’ chez Matériologique, cette affaire me consterne. Je me permets donc de rétablir certains faits.

L’ouvrage Les mondes darwiniens est dirigé par Guillaume Lecointre, professeur de Systématique au Muséum d’Histoire Naturelle de Paris, Thomas Heams, généticien des populations à AgroParis Tech, Marc Silberstein, éditeur scientifique, et moi-même. La totalité des chapitres a été relue par les éditeurs et a souvent requis en sus des évaluateurs externes, a appelé des modifications, et été réécrite une ou deux fois par l’auteur, sauf dans le cas où le chapitre était refusé, comme cela eut lieu plusieurs fois. La procédure d’évaluation n’a évidemment pas épargné le chapitre de Touraille.
On notera que Heams et Lecointre sont, vous en conviendrez, des spécialistes de biologie évolutive; je suis moi-même philosophe de la biologie et une partie de ma propre production scientifique a été publiée dans des revues internationales peer-reviewed de biologie ou des séries universitaires de livres de biologie théorique.
Le chapitre de Touraille a été repris, modifié et augmenté, dans Handbook of evolutionary thinking in the sciences, que nous avons dirigé, publié chez Springer en 2015, ouvrage construit sur la base des Mondes Darwiniens. Cet ouvrage a été très favorablement recensé entre autres en 2016 dans Quarterly review of biology, qui, vous en conviendrez aussi, n’est pas une revue de Fat studies ou de Critical porn theory. L’auteur n’a rien trouvé à redire au chapitre de Touraille. Deux philosophes de la biologie de renommée internationale ont d’ailleurs fait l’éloge du livre, Alexander Rosenberg (Duke University) et Tim Lewens (Cambridge), eux-mêmes familiers des publications scientifiques internationales.
Les Mondes Darwiniens (comme sa version anglophone) est un livre édité dans une collection scientifique; celle-ci, comme toutes les collections de livres, n’est pas indexée comme le sont les revues professionnelles; mais ces collections publient toujours des travaux évalués par les pairs, à la différence de l’édition grand public. La procédure d’évaluation du chapitre de Touraille n’a donc rien à envier à ce qui se passe dans les collections usuelles académiques de livres scientifiques; pour être codirecteur d’une série de théorie, philosophie et histoire de la biologie chez Springer (l’une des trois seules du domaine aujourd’hui), je me permets de vous affirmer que j’en sais quelque chose et que la critique des ‘sciences sociales’ et de leur prétendue légèreté est, au choix, stupide ou malveillante. Il n’y a rien ici qui de près ou de loin ressemblerait à de la nourriture avariée — des gender studies — passée en fraude dans un restaurant gastronomique — la ‘vraie science’ — pour user d’une métaphore d’un niveau de nullité rhétorique comparable à celui qui caractérise le cerveau de nos contradicteurs.

Pour ce qui est du contenu, le chapitre de Touraille défend une hypothèse. Elle n’est pas une vérité établie, comme, par exemple, le fait de la sélection naturelle ou l’existence du radis. Personne ne le prétend. La vie de la science est faite de beaucoup d’hypothèses prouvées fausses un jour, et de quelques unes qui tiennent la route longtemps. On sait cela généralement au lycée en seconde, si on consent à décrocher ses doigts de son téléphone portable ou de ses narines.
On peut tout à fait discuter cette hypothèse de Touraille et ne pas y souscrire. Il se peut qu’une majorité de biologistes le fassent; mais c’est le cas aussi de la théorie de la sélection sociale de Roughgarden (au cas où ce nom ne vous soit pas familier, regardez sur le wikipedia anglophone), de la théorie de l’hérédité épigénétique transgénérationelle défendue chez nous avec brio par Etienne Danchin entre autres, ou de la théorie de Martin Nowak, Corina Tarnita et EO Wilson qui devrait selon eux se substituer selon eux à la kin selection (ici, même remarque sur wikipedia), et qui suscita en 2010 une levée de boucliers d’autres éminents évolutionnistes. Personne toutefois n’a dit que ces théories controversées sont autre chose que la biologie, et proviennent d’auteurs incompétents.
En manière de critique, on pourrait par exemple, penser que la référence à l’anthropologie contemporaine et aux sociétés parmi lesquelles les hommes s’approprient la nourriture des femmes est discutable, ou constitue une ‘evidence’ peu fiable, mais il s’agit là d’une critique méthodologique typique de la ‘science normale’ (comme dit Kuhn), et d’ailleurs une bonne partie de la psychologie évolutive — celle dont généralement les âmes sensibles choquées par la thèse de Touraille sont friandes — use abondamment du même type d’arguments, les documents sur la vie quotidienne au Pléistocène étant peu répandus.
Il y a bien sûr d’autres critiques possibles, et les partisans de l’hypothèse s’emploient à y répondre. Rien là que de la ‘science normale’, encore une fois.
Par ailleurs, de même que, exemple célèbre, la théorie du handicap de Zahavi, faite pour comprendre les ornementations exubérantes des oiseaux mâles, a été plus tard modélisée par Alan Grafen mathématiquement et constitue un candidat sérieux à l’explication de certains produits de la sélection sexuelle — de même la théorie de Priscille Touraille a fait l’objet d’une formulation mathématique plus serrée dans un article coécrit avec Pierre Henri Gouyon, lui aussi ‘vrai’ biologiste de l’évolution. Difficile donc, de faire croire ici à un noyautage de la respectable science naturelle par les fake news des féminazies, pour reprendre les jolis mots à la mode dans les milieux qui sécrètent ce genre d’âneries.

Récemment, l’hypothèse de Touraille a en effet été présentée très favorablement dans certains médias, par écrit ou en vidéo, et parfois comme une vérité révélée plutôt que comme une hypothèse scientifique. C‘est là un travers de la communication scientifique, dont on peut mal rendre les chercheurs responsables. Il serait intéressant de se demander pourquoi, en ce moment, ce travail publié il y a 7 ans rencontre une si visible faveur. Les pistes sont faciles à trouver, me semble-t-il. Quoi qu’il en soit, cette déformation n’est pas un signe distinctif de l’hypothèse en question. Qu’on pense aux présentations ronflantes des travaux en effet fascinants sur le microbiote et le Gut-Brain axis dans la grande presse, qui invoquent un deuxième cerveau ou un contrôle de l’humain par ses bactéries, à la communication sur l’épigénétique qui rappelle les pires moments de la mystique de l’ADN — ‘l’épigénétique c’est le secret de votre destin’, et imbécillités du même tonneau — ou encore la désolante surenchère de transhumanisme qui entoure chaque avancée de l’IA, et on verra que le sort de l’hypothèse des femmes sous-alimentées dans la genèse du dimorphisme sexuel n’est pas une exception dans l’univers des hypothèses scientifiques vulgarisées.
Mais, encore une fois, ni Priscille Touraille ni ses éditeurs ne sont en cause ici. La nullité de certains journalistes (ou pas) dans notre pays a construit seule ce battage. Bien sûr, il y a d’excellents journalistes scientifiques; mais, de la même manière: il y a d’excellents chanteurs, il en est beaucoup d’exécrables, et curieusement les gens préfèrent toujours Justin Bieber à Goldfrapp ou Fink, et Black M à Babx.
Ainsi, pour résumer, des imbéciles de gauche ont déformé ladite hypothèse et l‘ont portée au pinacle pour servir leurs intérêts, tandis que des imbéciles de droite, selon une impeccable logique newtonienne de l’action-réaction transposée dans la sphère des idées, se sont déchaînés en retour sur les réseaux sociaux et dans les publications cryptofascistes.
Pour ce qui est de ladite réaction, on notera qu’elle est, pour beaucoup, le fait d’individus qui s’autoproclament les gardiens de la raison et de l’ordre scientifique, un peu comme dans certains pays d’Amérique du Sud d’aucuns constituent des milices auto-instituées pour faire régner l’ordre et faire la joie des enfants démembrés.
Il est au fond assez navrant que certains, pour avoir lu il y a longtemps une mauvaise traduction d’un article de vulgarisation de Karl Popper, se croient investis d’une mission de contrôle et surveillance de la rationalité scientifique. Il existe des philosophes des sciences professionnels, mais ces gens-là font comme si une telle discipline académique n’était qu’une inspiration qu’on peut avaler le matin au petit déjeuner en répétant trois fois ‘falsifier, empirique, biais cognitif’. Je doute au fond que ces fanatiques connaissent des noms propres et des concepts comme Kitcher, Longino, inductive risk, perspective pluralism, Sober, new mechanicism, difference-makers, IBE, Lipton, Markov condition, models as fictions, Woodward, structural equations, set theoretic argument against scientific realism, etc, qui sont le quotidien de ceux qui travaillent dans ce domaine.
Après tout, il ne suffit pas de faire de la science pour savoir faire de la philosophie des sciences; je ne nommerai pas (mais ce serait un hobby amusant) tous les éminents scientifiques qui sont nullissimes en philosophie des sciences — et pourquoi ne le seraient ils pas ? Pour reprendre en la décontextualisant un peu une boutade de Feynman, les oiseaux sont nuls en ornithologie, autant que Neymar probablement en physiologie. (La collection ‘Sciences & Philosophie’ que nous dirigeons à Materiologiques vise justement, entre autres, à donner asile à ces (rares) scientifiques dont l’ambition théorique inclut un vrai intérêt philosophique (et non un dogmatisme paré des atours du poppérisme)).
Ces défenseurs de la vraie science et de la saine raison aujourd’hui excités par le cas de Touraille sont pour nous l’incarnation du vieux dicton, ‘méfiez-vous de vos amis — vos ennemis ne sont pas le problème’. Aujourd’hui, ils s’en prennent à la thèse de Touraille, demain à toute autre hypothèse scientifique qui aura le malheur d’évoquer chez eux la dictature du politiquement correct, la main invisible des gauchiasses, ou autres joyeusetés.

Merci d’avoir porté tout cela à notre connaissance. La présente réaction, un peu détaillée, entend rétablir les faits et exposer mon interprétation de la controverse présente. Vous êtes en droit de la faire circuler si cela peut éclairer quelques lanternes.

Cordialement

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Philippe Huneman

Philosophe, CNRS. Institut d’Histoire et de Philosophie des Sciences et des Techniques (Paris I Sorbonne). Site pro: www.philippehuneman.wordpress.com