Réponse (définitive) à une micropolémique soulevée par une phrase sur la psychologie évolutionniste.

Philippe Huneman
24 min readSep 3, 2021

« La psychologie évolutionniste est le glyphosate du citadin. »

Ezéchiel Amanalcroche

1. Il est délicieux de voir que deux lignes retranscrites d’un entretien téléphonique avec une journaliste par ailleurs très compétente suscitent davantage de commentaires critiques que des dizaines d’articles dans des revues académiques. C’est la loi du genre certes, mais ça incite quand même beaucoup à troquer la soi-disant méthode scientifique chère aux zététiciens contre la méthode du fragment héraclitéen.

Je dois aussi faire remarquer que, malgré les désaccords théoriques que je suppose exister entre Stéphane Debove et moi, j’ai tenu dans mes interventions publiques à souligner nommément l’excellence de son travail et de ses productions. J’en suis d’autant moins heureux d’avoir été interpellé publiquement en des termes si choisis.

Je note aussi que malgré mes précisions d’avant-hier sur le fait qu`avec la phrase litigieuse sur la psychologie évolutive, il s’agissait d’un entretien destiné à un article de presse, que donc je ne parlais que de l’usage de cette discipline dans certains cercles et n’énonçais pas un jugement sur l’intégralité du champ, on m’attribue cette version sans nuances des choses.

Je sais certes que mon prestige en tant que maitre à penser surpasse de très loin celui des aigles de l’esprit tels que Luc Ferry, Didier Raoult, Alain Badiou, Michel Onfray et consorts, néanmoins je ne crois pas que cette malheureuse phrase dans Libération ait le pouvoir de détourner qui que ce soit des productions des youtubeurs de science, contrairement à ce que craint Mr Debove… Je pense que ce qui leur fait du tort serait plutôt certaines émissions, avec certains invités représentant exactement les aspects de la psychologie évolutive que je critique, certains articles de journaux écrits par certain.e.s de leurs champions… Et que défendre la psychologie évolutive consisterait bien davantage à faire le ménage là-dedans, qu’à réfuter en 40 tweets deux lignes de quelqu’un s’exprimant dans un journal, et auteur par ailleurs de centaines de pages académiques sur les questions d’évolution…

2. Ceci étant, pour répondre brièvement, je souhaite corriger l’image caricaturale qui est donnée dans le thread de ma position vis-à-vis de la psychologie évolutive. Je crois que j’ai été dans le monde académique des humanités en France, un des premiers à vouloir introduire la psychologie évolutionniste. J‘y ai rencontré des résistances que j’ai beaucoup moquées en leur temps, venant des SHS et en particulier de la psychologie.

Je n’invite évidement pas à lire mes oeuvres complètes, mais puisque certains ont eu la bonté de vous pencher un peu sur mes assertions, je crois que de telles rectifications sont ici adéquates.

Dans la préface des Mondes Darwiniens c’est ce divorce entre SHS et biologie que nous regrettons, mes coauteurs évolutionnistes et moi-même, et nous plaidons pour un rapprochement entre biologie et SHS sous l’égide d’un naturalisme critique qui reste à inventer. Nous écrivions dans l’introduction ceci:

La méfiance vis-à-vis du darwinisme est encore fréquente dans le milieu des sciences sociales et humaines. Si nous avons voulu consacrer de nombreuses pages à la pensée darwinienne dans ces sciences — en un mot, les humanités –, c’est aussi que pour de nom- breux anthropologues ou psychologues, il va de soi que l’évolution ne concerne que les plantes et les bêtes et n’a rien à voir avec notre manière de vivre, de sentir et de penser, à nous les humains. Avec l’indifférence au darwinisme dans les humanités, il en va du statut d’exception de l’humain. Souligner que la puissance explicative du darwinisme concerne aussi certains des phénomènes, comportements ou caracères spécifiquement humains (sans bien sûr vouloir dire que tout l’humain est compréhensible par là), c’est indiquer que le savoir n’est en réalité pas traversé par une cassure ontologique qui laisserait l’humain en une position de surplomb ; c’est dire que la science est une, et qu’il y a en elle de nombreuses régions régies par des modes explicatifs et des idéaux épistémologiques divers, et donc substituer à une vision absolument dualiste des sciences une conception à la fois moniste (pas d’exception ontologique pour l’homme) et pluraliste (les régimes de science excèdent largement la dyade « sciences naturelles/sciences humaines »).

Je suppute que mes adversaires du jour souscriraient à cette double thèse d’un monisme ontologique et d’un pluralisme — plutôt que dualisme !! — épistémologique.

Ceux-ci peuvent d’ailleurs lire le chapitre que je consacre avec Edouard Machery à la psychologie évolutive dans cet ouvrage dont la version anglaise est un Handbook de référence chez Springer, et qui ouvre un dossier d’une centaine de pages consacrées à cette discipline. Je ne pense pas que notre texte soit déshonorant pour cette psychologie ni qu’il révolterait ses représentants.

Par ailleurs je serais ravi de retirer mes propos contestés si aucun usage de la psychologie évolutive dans aucune production scientiste YouTube en France ou aux USA (dont l’entretien en question parlait aussi) n’était là pour la corroborer. Or, j’y viens, ce n’est pas vraiment le cas[1].

3. Je dois dire, et j’ai déjà dit plusieurs fois, que depuis plusieurs années la psychologie évolutive change et fait usage de catégories des sciences sociales; l’avocat de cette discipline que je suis parfois serait même amené à dire bientôt que ce champ présente le parcours standard de toute discipline naissante: hypothèses multiples parfois hasardeuses, confrontations, rectifications, affinement des hypothèses, centrage et déplacements du paradigme initial par hybridations, etc.

Néanmoins on ne peut pas douter que les textes inauguraux de Cosmides et Tooby entendaient bazarder le ‘modèle standard’ (standard view) des sciences humaines, c’est-à-dire toute la psychologie et la sociologie usuelles, et s’y substituer. Les différentes vagues de la psychologie évolutive ont sans doute atténué ou infléchi, révisé ou redéfini cette ambition, je ne le nie pas, je l’ai déjà dit ailleurs.

Mais dans le contexte de l’article de Libération sur la zététique, et surtout par rapport au fait d’une offensive libertarienne et de droite dans laquelle la référence au naturalisme et aux sciences naturelles est une arme stratégique aux USA, il existe un usage assez précis d’une certaine psychologie évolutionniste, qui est celui que j’entendais dénoncer. (C’est d’ailleurs cette offensive que je rappelais, dans l’autre phrase reprise par Libération, ce qui aurait dû orienter la compréhension de ma mention de la psychologie évolutionniste dans la phrase contestée…) Il s’agit de décrédibiliser les sciences humaines et la sociologie, comme dénuées de toute scientificité, et la psychologie évolutive, parce que darwinienne donc scientifique, apparaît comme l’antidote à ces productions supposément purement idéologiques puisque non scientifiques. Elle permet de contester le féminisme — via la critique des gender studies — ou l’antiracisme — via celle des race studies. Son usage dans des revues comme Quillette, par des auteurs comme ceux que l’on recense dans le soi-disant Intellectuel Dark Web, aux USA, correspond assez bien à ce que je dis. Et cette nébuleuse US compte ses admirateurs et ses émules dans le milieu zététicien / rationaliste en France; si ils n’existaient pas, des groupes comme zét-éthique ou d’autres n’auraient pas émergé en réaction. Dans ce petit cercle, l’accueil enthousiaste fait au dernier livre de Steven Pinker sur les Lumières, étrillé par les spécialistes de la question, exemplifie facilement ce que dont je parle.

Pour ce qui est, donc, des rapides interprétations sexistes ou (concernant une branche héréditariste intéressée au QI) racistes du programme Tooby-Cosmides, de nombreux articles ont été consacrés par la recherche en biologie ou en philosophie à ce travers initial de la psychologie évolutive, et, encore une fois, si cela n’épuise pas le champ, cela existe dès l’origine. Pour qui veut se faire une idée de cette question du sexisme, la réception du livre de Thornhill sur le viol ou celle de Daly & Wilson sur les beaux-parents est très informative. (C’est daté, ‘siècle dernier’, on me le reproche, mais je retourne assez vite à l’actu.)

La conversation avec la journaliste de Libération parlait à la fois de la France et des USA mais les émissions ou interventions chez certains zététiciens et youtubeurs d’une certaine psychologie évolutionniste correspondent à cela, comme le documentent la communauté zét-éthique alternative citée dans l’article. Les idoles US de certains dans la communauté zététique/sceptique/rationaliste chez nous, comme Pinker ou Shermer, sont assez enclins à surfer sur cette psychologie évolutionniste-là — à commencer par le quasi-gourou Geoffrey Miller, dont le travail initial a certes compté dans le façonnement du champ.

C’est pourquoi, eu égard à l’usage qui en est fait dans les cercles zététiques en France ou aux USA, où elle sert à dire que les sociologues sont des crétins, les nuances dont je viens de faire état concernant la psychologie évolutionniste ne viennent pas naturellement au premier plan, même si j’en ai fait part à la journaliste qui m’interviouvait.

Je crois aussi que les critiques de Lisa Lloyd, Marcus Feldman, David Buller, Robert Richardson, John Dupré, et concernant la question du sexisme, de Carla Fehr, Loyd (commentant Thornhill) ou quelques autres ont été prises en compte par certains chercheurs et c’est tant mieux.

Dans l’absolu toutefois il serait faux de penser que le problème idéologique dont je parle n’existe plus, et que la psychologie évolutionniste emprunte enfin dans son entier ‘la voie sûre d’une science’, amenant ainsi le champ global de la psychologie à la maturité scientifique selon le voeu des pères et mères fondateurs.

4. Prenons donc une étude dans laquelle les étudiants analysent l’émission de sperme par les acteurs dans des films pornographiques pour évaluer sa corrélation avec le temps passé à pratiquer le cunnilingus avec leurs partenaires féminines[2], et ultimement avec l’hypothèse selon laquelle le cunnilingus contribue à la fitness donc au succès évolutif et pourrait s’expliquer ainsi. On peut se demander si c’est là un nouvel avatar de ces canulars qui ont fait parler d’eux il y a deux ans; mais non : c’est un vrai article de psychologie évolutive publié dans Evolutionary Psychological Science, un journal du champ.

Ici pourtant, il me semble légitime de s’interroger méthodologiquement sur la pertinence d’une analyse fine des relations sociales à partir d’une estimation d’un volume d’éjaculat dans des productions pornographiques[3].

Certes la chose peut sembler caricaturale, et pourrait être un hapax; mais l’obsession des psychologues évolutionnistes pour la chose sexuelle est exactement ce que dénonce Daniel Nettle dans un de ses articles sur la faim[4]. (Nettle, un chercheur éminent de psychologie évolutive — pour le travail duquel j’ai d’ailleurs beaucoup d’estime…)

Si l’on me rétorque que l’article cité n’est pas de la vraie psychologie évolutionniste, je peux en trouver facilement d’autres dans une revue de ce nom, et qui posent des problèmes méthodologiques et épistémologiques analogues. J’en choisirai quatre.

Dans l’un[5], on examine le mate choice des femmes par rapport à la force physique dans des environnements différents. Pour cela on montre des photos à des dames (des étudiantes) que l’on aura une heure durant induites à penser qu’elles sont dans un environnement de l’une ou l’autre sorte. “There were four images of strong and four images of weak men. The images only showed the torsos.“ Et on regarde ce qu’elles préfèrent entre ces photos.

Citons le résumé pour se faire une idée de la démarche:

The current study explored women’s preferences for formidable men under safe vs. harsh ecological conditions. Across three studies, U.S. university women (N = 1,098) were randomly assigned to a perceived harsh or safe ecological condition. They were asked to rate the attractiveness of men’s body types (i.e., muscular vs. less muscular). Findings revealed that in general, women rated stronger men as more attractive than weaker men irrespective of the ecological condition. Evidence for preference as a function of ecology appeared only when a two-alternative forced-choice task was used (Study 3), but not in rating tasks (Studies 1 and 2). Study 3 showed that women had a relatively stronger preference for stronger men for short-term relationships in a resource scarce ecological condition. This research provides some evidence that perceived ecological conditions can drive women’s preferences for men with enhanced secondary sex characteristics as a function of mating context.

Je ne suis pas sûr qu’un biologiste de l’évolution reconnaîtrait ses petits dans cette méthodologie. Y est-il vraiment question d’évolution ? D’abord, l’exposition à un environnement dans une situation de salle de classe est bien autre chose que vivre dans un environnement.

(Je précise que cette exposition est, dans la droite ligne des études de priming, ceci : “The ecological manipulation prime was taken from Cohen (2004) and Little et al. (2007). It depicts a scenario where participants imagine that they are financially secure and resources are stable (safe condition) and a condition where participants imagine that they are financially unstable and resources are scarce (harsh condition). The scenarios were text-based where participants were asked to imagine themselves in the condition they were randomly assigned to. “)

On doit aussi noter que ‘harsh environment’ signifie être pauvre. On convient que la pauvreté rend la vie difficile, mais épistémiquement, égaler ‘environnement rude’ en paléoanthropologie à ‘financially unstable’ est abusif.

Ensuite, noter des photos est simplement un parmi de nombreux aspects de l’attractivité, et son rapport avec les autres aspects comme le concept général d’attractivité devraient être autrement plus spécifiés avant de pouvoir conclure quoi que ce soit d’un recueil d’évaluations de clichés.

On pourrait dire ici que de manière générale toute l’écologie comportementale doit affronter ce problème puisqu’elle traite et modélise des choses qui sont des proxies pour la fitness: apport calorique, etc. De sorte que entre la variable évolutive clé — la fitness — et ce qui est mesuré expérimentalement, il y a des écarts et des paris méthodologiques plus ou moins forts. Mais dans le cas qui m’occupe, l’écart est bigrement grand! Autrement dit, il y a un tel gouffre de problèmes méthodologiques dans cette étude de psychologie évolutive que la différence de degré avec les questions épistémologiques usuelles affrontées par l’écologie comportementale devient une différence de nature tant elle est abyssale.

A ceci, qui relève uniquement de la biologie, s’ajoute une seconde critique méthodologique assez évidente, à savoir : de très, très nombreux paramètres plus ou moins sociaux entrent en compte dans l’attractivité, qui sont totalement zappés dès lors qu’on compare des photos. Noter une photo comme attractive ne saurait entrainer le fait que la femme sera réellement attirée par l’homme évalué.

Certes cette méthode du questionnaire que l’on retrouve encore souvent dans les études de psychologie évolutive permet de tester des choses, sans être totalement hors de prix ou éthiquement déraisonnable; mais la consistance de ce qu’elle permet de saisir s’amincit tout autant…

Autrement dit et pour dire vite, ces études établissent des tas de corrélations entre des objets plus ou moins correctement définis; mais pour inférer, de ces corrélations, de vraies raisons qui expliqueraient des choses, en ayant recours légitimement au raisonnement darwinien, il y a encore de la marge.

Trois articles pris au hasard, récents eux aussi, semblent grevés des mêmes difficultés méthodologiques, parfois jusqu’à la caricature. Le premier se penche sur la simulation d‘orgasme par les Brésiliennes[6]. Il utilise aussi, comme de nombreuses études du même genre, de nombreux questionnaires, mais l’un d’eux demande de se situer sur la très scientifique grille du “Reasons to Pretend Orgasm Inventory (RPOI)“. Il en vient à la conclusion renversante que les femmes brésiliennes qui simulent ne sont pas satisfaites. Exactement formulé: “We investigated the relationship between Brazilian women’s reported reasons for pretending orgasm, their performance of mate retention behaviors, and their relationship satisfaction. The frequency with which Brazilian women pretend orgasm was negatively associated with their relationship satisfaction. Our sample size may not be sufficient to detect small effects“.

En un sens, la conclusion a pour elle l’attrait de l’intuitif, sinon de l’analytique. En un autre sens pourtant, on se demande ce que l’évolution vient faire là-dedans.

Plus généralement, dans ce champ l’abondance d’études reposant sur des questionnaires — comme par exemple celles portant sur le thème discuté de l’effet du rouge sur l’attirance sexuelle, la red-romance hypothesis[7] — est en elle-même épistémologiquement problématique. Déjà, ces questionnaires doivent être minutieusement traités et réfléchis pour déterminer ce qu’ils peuvent bien vouloir dire psychologiquement et sur quoi ; dans un second temps il s’agit alors d’estimer leur possible pertinence évolutionnaire. La fragilité méthodologique est donc comme redoublée par rapport à la difficulté épistémologique initiale qu’affronte le psychologue.

Certes, une telle méthodologie peu onéreuse est facile à exécuter et ne demande pas de trop réfléchir. Mais si on ne réfléchit pas, le lien avec l’évolution est donc totalement artificiel. On aura une étude vite faite, rapide à publier — et, en ces temps de publish or perish, ceci est important et explique bien des choses en sciences en général, comme on ne cesse de le noter -, mais dont l’intérêt cognitif est faible. (L’usage excessif des GWAS en génomique comportementale pour étudier tout et n’importe, quoi comme les variants nucléotidiques associés à la possession d’un chien, tombe exactement sous les mêmes objections.)

Mais lorsqu’on délaisse les questionnaires, la méthodologie laisse aussi parfois à désirer en ce qu’elle omet toute réflexion sur le statut précisément social de son objet. Ainsi une autre étude sur le red-romance hypothesis[8] analyse les participants d’un jeu télévisé dans lequel on invite les joueurs à se rendre à un date avec un autre participant, inconnu à l’avance. Difficile tout de même de ne pas penser que c’est une situation bien particulière, socialement déterminée d’une manière assez complexe et singulière. De sorte que prétendre passer de cette analyse d’une situation intégralement fictionnelle de représentation à l’affirmation selon laquelle “our results provide the first real-world demonstration that people display more red and black clothing when meeting a possible mate for the first time, perhaps seeking to increase their attractiveness and/or reveal their intentions to potential partners“ est un peu exagéré…

Comme dans l’histoire de l’attractivité mesurée par des photos de torses qu’on note, l’approche bloque totalement une myriade de facteurs sociaux qui entrent essentiellement en compte dans la constitution objective de l’objet. Ainsi, le jeu télévisé est un phénomène intégralement structuré par des rôles sociaux singuliers; l’attractivité des mâles, pour laquelle notre appareil expérimental (les photos notées) est un proxy, est structurée par des facteurs sociaux que cet appareil neutralise par définition.

La 3ème étude à laquelle je pense considère les “booty-call relationships[9]. Je cite le résumé.

The booty-call relationship is defined by both sexual characteristics and emotional involvement. In the current study, men’s and women’s preferences for a booty-call mate were explored. Men and women were predicted to exhibit different mate preferences depending on whether they considered a booty-call relationship a short- or long-term relationship. Participants (N = 559, 74% women) completed an anonymous online questionnaire, designing their ideal booty-call mate using the mate dollars paradigm. Both sexes considered the physical attractiveness and kindness of a booty-call mate a necessity, expressing both short- and long-term mate preferences. The current study highlights the need to explore mate preferences outside the dichotomy of short- and long-term relationships, providing evidence of a compromise relationship[10].

Ici, je ne comprends que de loin la pertinence évolutive du propos. Ce type de relation, existait-il en dehors de conditions sociales récentes très spécifiques où il se manifeste ? Et si non, de quoi parle-t-on exactement quand on fait ce genre d’analyses ? En quoi la perspective darwinienne éclaire-t-elle ceci, en quoi est-elle même concernée, en quoi l’apport qu’elle amène, en sus de la sociologie usuelle des relations de court et long terme et de manière générale de l’économie /sociologie du marché sexuel, a-t-elle la moindre valeur ajoutée ? (Et ici c’est un darwinien orthodoxe qui parle.)

On pourrait certes m’objecter que l’article ne mentionne ni natural selection, ni fitness, de sorte que l’évolution n’y est qu’un horizon lointain. Que fait donc cet article dans Evolutionary psychology, si on écarte charitablement l’hypothèse que la revue récupère des articles qui n’ont été acceptés nulle part auparavant ? La réponse est simplement une référence aux ‘good genes’, autrement dit, à des aspects de la biologie évolutive tout de même très éloignés du noyau théorique darwinien. Je cite: « although some women may engage in short-term relationships as a means to identify potential long-term mates (i.e., sexual strategies theory), women may still engage in short-term relationships for reasons other than acquiring a long-term mate, such as securing good genes that will benefit potential offspring »

Ici, comme dans le cas des femmes qui aiment les ‘hommes formidables’ quand elles sont pauvres, l’inférence qui renvoie de ces questionnaires à des situations dans un environnement pléistocène inconnu est simplement abusive. Ou, mettons, circulaire : on ne peut la faire que si on sait que le design de l’esprit et donc des choix comportementaux et des inclinations cognitives a été fixé intégralement via évolution adaptative à l’époque pléistocène… ce que ces études visent justement à établir.

Dans ces conditions, une fois que (1) l’on a remarqué toutes ces inférences abusives vers l’évolution, et (2) que l’on note que certaines de ces études véhiculent effectivement une image des femmes comme ‘créatures faites pour échanger des gratifications sexuelles contre des armoires à glace qui les protégeront quand elles seront pauvres’, et surtout, (3)que cette image n’est nullement prouvée par les études mais présupposée pour que lesdites études puissent conclure à un sens évolutif — alors on ne s’étonnera pas trop de l’hostilité massive que suscitent de tels travaux parmi les féministes. On comprendra du même coup pourquoi des retombées débilissimes de ces études pullulent dans les vidéos grotesques des coachs en séduction, dont certains se réclament justement de la discipline. Et au lieu de se plaindre d’une offensive massive menée par des SHS nourries aux stéréotypes éculés, les psychologues évolutionnistes devraient s’occuper de comprendre ce qui raisonnablement engendre une telle hostilité, au détriment d’excellents travaux dont je dirai un mot à la fin.

Plus généralement, de loin, on ne peut pas s’empêcher de penser que toutes ces études sont des variations sur le même thème, formulé dès les années 1980 par Donald Symons ou David Buss, de la “stratégie sexuelle” : à court terme, les femmes veulent coucher avec des mâles symétriques à mentons carrés parce qu’ils ont de bons gènes, à long terme, elles veulent des braves gars un peu niais qui s’occuperont des enfants portant les gènes de la mère. La stratégie d’Emma Bovary, très exactement. (« Variations sur un thème », parce que des versions différent du rapport short term/long term sont en circulation.)

Je ne conteste pas la pertinence de l’hypothèse et j’ajoute que les théories du conflit d’intérêt génétique, entre père et mère, entre parents et enfants et entre germains est une des théories les plus corroborées de l’écologie comportementale et permettent d’éclairer plein de choses en biologie. Reste que cette affaire-là, de stratégies sexuelles, pour n’être certes pas absurde, n’est pas davantage corroborée chaque fois qu’on la reformule d’une n-ième manière en faisant remplir des questionnaire à des étudiants, en leur faisant mater des photos ou des pornos ou sentir des T-shirts (sic), et puis en rajoutant une louchée de raisonnement adaptationniste par derrière.

Althusser disait que l’idéologie n’a pas d’histoire. Ici, on a beau me rappeler que je réincarne de vielles lunes en critiquant Tooby et Cosmides, qu’on n’est plus dans les années 80, etc., force est de constater qu’une partie des articles actuels dont je parle chante en grande partie la même chanson.

5. Ceci n’est pas un texte académique, je ne prétends à aucune exhaustivité, je propose juste des impressions, pour étayer un propos contesté. Un sentiment additionnel est que précisément, les travaux qui modélisent plutôt qu’ils ne veulent imiter la psychologie empirique (à base de questionnaires), et se rapprochent donc au fond de l’économie théorique, semblent bien plus rigoureux et prometteurs, moins méthodologiquement contestables, et plus novateurs aussi, que ces resucées de la même affaire de stratégies sexuelles, que j’avais en tête en prononçant les phrases incendiaires qu’on me reproche.

De manière plus générale, il est faux de penser qu’il s’agit avec ma remarque péjorative d’une incompréhension ou d’un mépris venus des SHS (terme que je récuse par ailleurs), bornées comme il se doit (et gangrénées par le gauchisme)[11]. Lisons donc un texte :

« la psychologie évolutionniste actuelle n’échappe pas à ces travers épistémologiques, négligeant l’algorithme darwinien, et tentant d’attribuer notre psychologie à des traits mentaux sélectionnés au cours de notre long passé de chasseurs-collecteurs, et plus particulièrement pendant les âges glaciaires. Seulement, ses tenants se réfèrent à des conceptions erronées des périodes de la préhistoire, sans parler de leurs connaissances caricaturales de la sexualité chez les espèces les plus proches de nous. À cet égard, Darwin, et même Freud, avaient une meilleure connaissance de l’ethnologie et de l’éthologie. »

Il est de Pascal Picq, paléoanthropologue, spécialiste incontesté d’évolution. Publié en 2011, donc pas au siècle dernier. Et pas exactement dans un haut lieu de la pensée sociologiste woke puisqu’il s’agit de la Lettre de l’AFIS…..

Autrement dit, la psychologie évolutionniste connait toujours des problèmes épistémologiques et méthodologiques, pointés aussi par de nombreux biologistes, et on ne les résoudra probablement pas en criant au complot des anthroposophes comme j’ai pu voir.

Il n’est pas anodin que les critiques biologistes de la psychologie évolutive viennent de la paléobiologie, d’écologie, de la génétique des populations ou de la génétique, rarement de la génétique comportementale qui s’en rapproche et qui est toutefois souvent issue de gens provenant eux-mêmes de la psychologie. On pourrait replacer les problèmes méthodologiques ou épistémiques que je mentionnais dans le grand ensemble des controverses intra-biologie évolutive (inter ou intra-disciplinaires) depuis 30 ans. Celles-ci me semblent toutefois en elles-mêmes plus intéressantes — en particulier, il s’agit de débats sur le rôle de l’adaptation en écologie comportementale.

On peut aussi se demander, à la suite de Steve Downes dans Les Mondes Darwiniens, ce qui fait que parmi toutes les possibilités de construire une psychologie biologique, la psychologie évolutionniste occupe quasiment tout le terrain, visible par des différends qu’elle suscite certes mais aussi et surtout par l’étendue de ses formulations de tous genres et dans tous les formats… Dans l’ensemble des réponses, certaines relèveraient de la sociologie des financements scientifiques, d’autres de la sociologie de la publicité de la science. De fait, si le media coverage compte aujourd’hui dans l’évaluation de la science et la construction des carrières et institutions scientifiques, des études qui expliquent que les tout petits garçons préfèrent les voitures et les filles les poupées ramèneront beaucoup d’écho médias, donc beaucoup de visibilité, donc ultimement, beaucoup de prestige aux auteurs et à ceux qui les emploient…

A cette analyse à la louche, on pourrait rajouter le fait que si la plupart des critiques de la psychologie évolutive (David Buller jadis, Subrena Smith aujourd’hui) opposent le programme de Tooby et Cosmides (dont descend la psychologie évolutionniste mainstream) à une idée générale d’évolutionnisme appliqué à la psychologie, cela pose la question de la domination de ce paradigme Tooby-Cosmides dans le champ des psychologies d’orientation évolutive possibles. Ici aussi, question pour les philosophes et historiens des sciences[12].

Je ne prétendais pas régler toutes ces questions ici, ni même y contribuer, mais simplement contextualiser mon propos polémique et répondre à des critiques qui m’ont été faites.

Je suis le premier à penser, en tant que darwinien, que l’idée de base de la psychologie évolutive peut être très intéressante. Et que précisément, dans de nombreuses réalisations, souvent éloignées du paradigme initial voué à refaire les SHS, elle donne lieu à des choses passionnantes, qui sont justement étrangères à l’usage de cette psychologie évolutive dans les cercles dont parlait l’article de Libé.

Ainsi, un lecteur non expert retirerait probablement de cet usage l’idée que la psychologie évolutive vous rappelle sainement qu’il existe naturellement des hommes et des femmes et qu’ils sont biologiquement différents, ce qui peut impliquer des différences dans le cerveau donc l’esprit, le comportement, le fonctionnement psychique, les performances sociales etc. Il constatera que la psychologie évolutionniste vient souvent à l’appui de raisonnements qui invoquent le fameux paradoxe nordique, dans lequel plus d’égalité sociale entre hommes et femmes aurait vu émerger une division plus nette des travaux et métiers entre hommes et femmes, contrairement à ce qu’un paradigme ‘sociologisant’ attendrait.

Or une étude récente dans le journal Evolutionary Psychology analyse la question du degré de compétitivité des hommes et des femmes. Les auteurs s’en prennent à l’idée courante que les femmes sont moins compétitrices que les hommes. Le résumé en est ici.

« We advance the hypothesis that women are not less competitive than men in tournament settings once the incentives for winning include social components in addition to the standard monetary rewards. Specifically, allowing top performers an opportunity to divide the winnings with the bottom performers has gendered consequence on individual behavior. An incentivized experiment (N = 438) provides confirming evidence for our hypothesis: while we observe a 26% gender performance gap when participants compete in a standard winner-take-all tournament, once we add a final sharing option to an otherwise identical incentive scheme, female performance increases significantly to levels indistinguishable from males. Including socially-mediated rewards to contracts (like team bonuses) offers a new policy tool, less controversial than quotas, with the potential to close the gender gap in labor markets.[13] »

En quelques mots donc, les femmes sont moins compétitrices que les hommes lorsque le vainqueur selon les règles prend tout l’argent misé, mais si le vainqueur doit, selon les règles instituées, partager, les femmes et les hommes sont tout aussi bons compétiteurs.

Cette étude conclut, à l’inverse de ce que beaucoup de vulgarisateurs connus aux US ou ici nous ressassent, paradoxe nordique à l’appui, ceci : femmes et hommes n’ont pas une nature immuable, ils peuvent être plus ou moins similaires selon le système social qu’on choisit. (Et cette réceptivité aux règles peut évidemment jusqu’à un certain point provenir elle-même de la socialisation, ce n’est pas la question de l’étude citée).

J’en profite pour recommander d’ailleurs, parmi des productions de psychologie évolutive, le récent livre de Stéphane Debove lui-même, Pourquoi le cerveau a inventé le bien et le mal (Humensis 2021), qui présente des perspectives effectivement intéressantes et neuves offertes par des psychologues darwiniens contemporains, sur ce que Paul Rée, ami puis sparring partner de Nietzsche, appelait « l’origine des sentiments moraux »…

6. En résumé, si on devait en une phrase cerner certains usages actuels de la psychologie évolutive dans les cercles rationalistes, et certains usages politiques d’icelle, en prenant en compte des problèmes méthodologiques et des biais politiques massifs qui affectaient peut-être bien davantage la discipline naissante mais ne sont pas encore éliminés, une énoncé assez proche de ma phrase incriminée ne serait pas totalement inadéquat.

Et pour finir sur une note un peu décalée par rapport à l’objet précis de ce texte, je rappelle que, lorsqu’une journaliste travaille des mois à un article, même si le résultat ne vous convainc pas, il est navrant que des meutes de Lucien1221 ou Caustique5467 lui balancent du « bouh ! le retour de l’obscurantisme!! » en se croyant intelligents. Ils sont juste, bien évidemment, de pauvres types[14].

Notes

[1] Pour ce qui est de la grande presse, l’étendue du désastre n’est plus à démontrer si l’on se penche sur l’usage de la psychologie évolutive. Ainsi cet article mémorable convoque la discipline pour analyser la chirurgie esthétique des fesses.

[2] Pham, M.N., Jeffery, A.J., Sela, Y. et al. Duration of Cunnilingus Predicts Estimated Ejaculate Volume in Humans: a Content Analysis of Pornography. Evolutionary Psychological Science 2, 220–227 (2016). https://doi.org/10.1007/s40806-016-0057-5

[3] Pour trouver l’article les mots clés sont :

« Cunnilingus

Prolonged copulation

Content analysis

Pornography

Ejaculate volume. »

[4] Nettle Daniel, 2017, “Does Hunger Contribute to Socioeconomic Gradients in Behavior? “ Frontiers in Psychology , 8 , 358 -374. Nettle, contre ses collègues pour qui le comportement parfois agressif des pauvres pourrait être lié à des gènes, suggère qu’en fait la faim explique bien des choses. Et que donc les gens se comporteraient différemment si on distribuait les ressources différemment. On notera que cela s’inscrit contre une littérature émergeante en génomique comportementale selon laquelle les pauvres sont cons parce qu’ils ont de mauvais gènes, c’est pour cela qu’ils claquent tout en écrans plats. (La génomique comportementale n’est pas la psychologie évolutionniste, mais il y a pas mal de ponts.)

[5] Garza R, Pazhoohi F, Byrd-Craven J. Women’s Preferences for Strong Men Under Perceived Harsh Versus Safe Ecological Conditions. Evolutionary Psychology. July 2021. doi:10.1177/14747049211032351

[6] Biermann MC, Farias MG, Meneses GO, Lopes GS, Shackelford TK. Reasons to Pretend Orgasm, Mate Retention, and Relationship Satisfaction in Brazilian Women. Evolutionary Psychology. July 2021. doi:10.1177/14747049211032939

[7] voir Lehmann GK, Elliot AJ, Calin-Jageman RJ. Meta-Analysis of the Effect of Red on Perceived Attractiveness. Evolutionary Psychology. October 2018. doi:10.1177/1474704918802412

[8] Kramer RSS, Mulgrew J. Displaying Red and Black on a First Date: A Field Study Using the “First Dates” Television Series. Evolutionary Psychology. April 2018. doi:10.1177/1474704918769417

[9] March E, Van Doorn G, Grieve R. Netflix and Chill? What Sex Differences Can Tell Us About Mate Preferences in (Hypothetical) Booty-Call Relationships. Evolutionary Psychology. October 2018. doi:10.1177/1474704918812138

[10] Pour les non-instruits, je définis l’objet avec les auteurs : “By definition, a booty call involves contacting a non-long-term mate with the primary purpose of engaging in sexual activity. This contact is most commonly made via telephone (Jonason et al., 2009) or by text message (Wentland & Reissing, 2011). Spontaneous contact is considered to be a key feature of the booty-call relationship.“ Je suggère quand même qu’un article additionnel pourrait être consacré au cas de booty 2.0, dans lesquels le contact passe par Insta ou Snap.

Le booty-call relationship est par ailleurs une catégorie bien spécifique, ontologiquement distincte du sex-friend ou des friends-with-benefits, précisent les auteurs…

[11] Je peux ici citer une communication de Daniel Andler à l’Académie des Sciences Morales et Politiques en 2017. Andler, partisan du naturalisme en sciences humaines, ennemi de tout dualisme, de tout culturalisme et de tout exceptionnalisme des SHS, écrit toutefois : “(vous auriez) quelque raison d’estimer qu’il n’est pas urgent de vous préoccuper d’un éventuel impact de la psychologie évolutionniste sur vos propres travaux. Mon intention n’est pas de plaider en sa faveur, d’autant moins que dans mon jugement les réserves l’emportent, en l’état présent des recherches, sur les raisons qu’on peut avoir de les soutenir.“

[12] Eléments de réponse dans l’article de Larrègue, Lavau et Arfaoui dans Zilsel 7, qui met tout de même bien en évidence la collusion de certaines branches de la psychologie évolutionniste avec les thèses héréditaristes de l’extrême droite sur race et QI. (En particulier par des publications dans Intelligence ou Journal of Personality and Individual Differences, lesquelles, à l’inverse de EHB ou Evolutionary Psychology, montrent une certaine porosité avec les publication de type Rushton/ Dutton etc, qui sont eux-mêmes proches de Mankind Quarterly et finalement du cryptonazisme.)

[13] Alessandra Cassar, Mary L. Rigdon, “Option to cooperate increases women’s competitiveness and closes the gender gap“ Evolution and Human Behavior, 2021,https://doi.org/10.1016/j.evolhumbehav.2021.06.001

[14] Bien sûr, je ne répondrai maintenant à aucune critique ou objection. Ce n’est pas mon travail.

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Philippe Huneman

Philosophe, CNRS. Institut d’Histoire et de Philosophie des Sciences et des Techniques (Paris I Sorbonne). Site pro: www.philippehuneman.wordpress.com