Leçon urgente d’épistémologie aquatique.

Philippe Huneman
4 min readSep 27, 2020

Régulièrement, et de plus en plus régulièrement ces derniers temps, des articles écrits dans la perspective des sciences dites ‘dures’ — biologie, informatique, physique, sciences cognitives — abordent des objets traditionnellement étudiés par les SHS et les humanités, et rencontrent une averse de critiques plus ou moins amènes. Les auteurs y sont traités tout à tour d’andouilles, de nazis, de falsificationnistes, de fake science, de salmigondis, de bachi bouzouks, d’ectoplasmes, et j’en passe. Eux-mêmes en retour ne se privent pas d’inventer l’invective qui claque.

On peut juger cela désolant. Néanmoins ces échanges ou ces polémiques sont toutes engendrées par un même matrice commune que j’ai pris la peine de reconstituer ci-dessous, à l’aide d’un exemple idoine. Désormais, vous n’aurez plus aucune excuse pour vous lancer dans ces controverses éculées et récurrentes, puisque vous savez déjà ce qu’il faut en attendre.

Ben ouais . Tout ça pour ça. Et sans bulles.

Le science-duriste (cognitiviste, biologiste, etc.) : De notre modèle de Deep Learning nous déduisons l’existence d’une aqualescence calorigène.

Le “humanities scholar“: les gars viennent de réinventer l’eau chaude.

Les science duriste, énervé: nous avons prouvé l’existence de l’eau chaude, que vous supposiez bêtement sans avoir des moyens scientifiques de la prouver.

Le philosophe radical (idéaliste, hégélien, berkeleyen, postmoderne): l’eau chaude n’existe pas.

Le philosophe moins radical mais quand même : nul ne peut décider s’il y a de la chaleur aquatique, de l’aquatique chaud, une eau qui est chaude, une chaleur sous forme aqueuse, une myriade d’événements psychologiques d’humidocalorité, etc. Croire pouvoir trancher avec les instruments des sciences naturelles, eux-mêmes affectés par cette indécidabilité principielle, est complément con.

Le philosophe analytique standard : avant de parler naïvement de tout cela il faut avoir tiré au clair les conditions d’assertabilité de l’énoncé « c’est de l’eau chaude », ce qu’aucune des parties ne fait. Tout ce débat est donc nul et non avenu.

Le marxiste : parler d’eau chaude fait oublier la lutte des classes, qui est l’essentiel; de fait, tout ce show d’au chaude est précisément une stratégie de la grande bourgeoisie pour camoufler la seule inégalité réelle, l’inégalité de classe, la seule qu’il faille combattre.

Le pragmatiste (langagier) : pour tout énoncé “il y a de l’eau chaude“, il existe une situation d’interlocution telle que cet énoncé est vrai.

Le décolonial post-metoo : l’eau chaude nomme un privilège, il n’y a rien d’autre à en dire. Enfumage que ces arguties.

Le holiste : l’eau chaude est une version réductionniste — et à ce titre, intolérable — du thé. Ces sciences-duristes avalent sans réfléchir la potion individual-méthodologique

L’économiste en dernière instance : le prix de l’eau chaude monte, quoiqu’on puisse dire par ailleurs sur l’objet de l’énoncé ‘eau chaude’, et c’est tout ce qu’il y a à comprendre

Le collapsologue : l’eau est de plus de plus chaude, on va finir par tous cramer et c’est de ta faute, immonde consommateur jouisseur qui vénère les bouteilles d’eau même pas chaude en plastique.

L’universaliste républicain: ne vous laissez pas berner, sous couvert d’eau chaude il s’agit simplement d’infecter l’Université française avec le virus de l’islamogauchisme.

L’historien de la philosophie: vous n’avez rien compris à l’eau chaude car depuis Aristote, qui a constitué toutes nos catégories de pensée, le nom ‘eau chaude’ fait signe vers l’upokeimenon alèthei zoa, qui n’est simplement pas traduisible en français; en d’autres termes, l’eau chaude n’est qu’une erreur de traduction sédimentée. A côté de cette métaphysique, deep learning, sciences cognitives, sociologie ou autres études d’iconographie ne sont que d’épiphénoménales et certes aimables diversions.

Le sociologue : On doit avant tout objectiver les conditions sous lesquelles les différents groupes sociaux s’emparent du monopole du discours légitime sur l’eau chaude, qu’ils viennent des champs des SHS, des sciences dures, de la littérature, des champs médiatiques ou sportifs; à défaut de cela, toute tentative pour parler d’eau chaude ne fera que reconduire des mythes réifiés qui, in fine, renforcent l’emprise de la classe dominante comme sa dissimulation.

Philippe Poutou : les exploités doivent s’unir pour, ensemble, tous faire payer l’eau chaude à Jeff Bezos

Le pragmatiste (langagier) animaliste : je peux toujours dire ‘eau chaude’ si je veux, et je peux aussi interdire d’en parler, d’ailleurs je préfère dire ‘gnou’ à la place.

When I use a word,” Humpty Dumpty said, in rather a scornful tone, “it means just what I choose it to mean- neither more nor less.” “The question is,” said Alice, “whether you can make words mean so many different things.” “The question is,” said Humpty Dumpty, “which is to be master-that’s all.”

La conversation peut continuer. Toi aussi, jeune entrepreneur, trouve ta réplique.

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Philippe Huneman

Philosophe, CNRS. Institut d’Histoire et de Philosophie des Sciences et des Techniques (Paris I Sorbonne). Site pro: www.philippehuneman.wordpress.com