Lettre Ouverte à Monsieur Jean-Michel Blanquer, Ministre de l’Apprenance Nationale, sur le devenir des concours d’enseignement.
Monsieur le Ministre
J’ai pris connaissance avec intérêt des dernières directives concernant la réforme du Capes de philosophie [1], élaborées dans le contexte d’une réforme d’ensemble des concours d’enseignement dans ce pays.
Philosophe de profession, ayant naguère longuement lu et commenté l’immortelle pensée de Kim Il Sung, grande lueur de l’Orient, et de l’inmarcesible auteur du Ruhmâna, le grand Turkmanbachi, experts en édification d’humains et élévation des peuples, je ne puis que me réjouir d’en trouver quasiment la trace dans ces belles mesures consacrées au concours d’entrée dans le noble métier d’enseignant de notre discipline.
Plus généralement, je crois qu’il est de notre devoir en effet de métamorphoser radicalement l’engeance « professeur », dont vous supposez sans le dire, mais de façon si transparente, qu’elle est une mauvaise herbe ou un avorton dont il faudrait au plus vite repenser, ou plutôt, ‘re-designer’ la conception.
Le professeur, en effet, parfois, « dénigre l’institution », nous dîtes-vous; c’est impensable, mais c’est réel, si tant est que comme le bon Shakespeare l’entrevoyait jadis, il y a plus de choses sur la terre que n’en envisage notre pauvre métaphysique. Le professeur parfois « copine avec les élèves », nous révélez-vous encore, justifiant ainsi par votre indignation les décisives mesures à prendre.
Le professeur, pour tout dire, est trop souvent un traitre à la nation, comme on le disait du temps où il fallait pendre les gauchistes et les Juifs, ou bien un social-traître, comme on le disait un peu plus tard du temps où il en fallait pendre d’autres, trotskistes ou kolkhoziens.
(Entre nous soit dit, qu’il y ait toujours quelque chose à pendre, voilà qui est rassurant, non ? Après tout, notre bon ministre ne dit-il pas que nous devons être une ‘nation pendante’, passer des ‘vacances pendantes’, et tout ce qui s’ensuit ?)
Le vice, dans le professeur — et de fait, le professeur n’est sans doute que le prodrome ou l’indice de ce qu’il faut rebâtir ou remodeler urgemment afin que la nation apprenante starting-up puisse s’élever et écraser les coopétiteurs ou les synergiteurs, c’est à dire les cafards, asiatique ou atlantique — le vice, donc, c’est qu’il semble que, parfois, il pense. C’est inesthétique. C’est gênant. Ca encombre la marche de la start-up nation. Il n’apprenante pas, il n’évalue pas des compétences, ou il y renâcle, il ne booste pas le groupe-classe, du moins pas avec un entrain et un enthousiasme communicatifs. Il est — vous le pensez, alors disons-le -, il est de la race des losers, de ceux dont on n’attend même plus qu’ils puissent cueillir des fraises, ceux plutôt dont on espère qu’au plus vite ils les sucreront. Il n’est « rien », comme le dit notre Guide Eclairé. Pourquoi donc l’a-t-on d’ailleurs tiré de sa gare, où il végétait sous un carton d’emballage pourri en lisant paresseusement un quotidien de gauchistes poilus paru la semaine précédente?
Ce professeur, un peu comme ces meubles mal foutus qu’on renvoie à Amazon, ces chaussures dépareillées à Zalando ou ces réfugiés hâves à Bachar el Assad, il faut le retourner au concepteur. Soit, à son concours d’enseignement. Ce professeur qui pense et rechigne, pour qui la noble mission de reformatage de la startup nation par modules apprenants est au fond trop noble ou trop lourde, rebâtissons-le ! Changeons donc les modalités de sa formation et de sa sélection ! Voici l’intention qui préside à vos belles réformes, que je devine, et que j’applaudis des deux mains, délaissant même ma lecture quotidienne du Juché pour ce faire !
Oui, pourquoi lui faire passer des épreuves qui consistent à comprendre et lire des textes totalement démodés, écrits par des gens dont certains n’avaient même pas Windows 2010, alors même que pour apprenanter on doit au minimum savoir coder (et depuis deux mois savoir expertement utiliser Zoom) ? Pourquoi donc lui demander, par exemple, de faire un cours dans sa matière à des élèves, alors que sa noble mission est bien d’inculquer à des apprenants les Valeurs de la République, le Vivre Ensemble, le Respect, la Tolérance, la toutes ces choses qu’heureusement notre Guide Eclairé nous a appris ces deux dernières années, au besoin en employant une juste rigueur, parce que bien entendu tous les ADNs ne programment pas à être de bon gré des apprenants du vivre ensemble, quelques ADNs font que certains se lancent dans la récrimination, la plainte, l’incivilité, l’ingratitude même envers des Premiers de Cordée à qui ils doivent tout, ces ingrats, puisqu’ils sont tout, ces Premiers ?
Oui, pourquoi donc ? Le professeur, ce Guide de l’Apprenant, doit avant tout inculquer le sens de l’Apprenance, qui permettra à l’élève, plus tard, d’apprentisser pour le Premier de Cordée qui lui fera la faveur de l’employer à recharger ses trottinettes électriques écologiques partageantes toute la nuit, dans le respect du Vivre Ensemble. Et pour cela, ce professeur doit avant tout être motivé. Quid des arcanes de la doctrine plotinienne, des subtilités du déflationisme aléthique, des ténébreuses beautés de la géométrie algébrique, en cette affaire ? Non, le professeur se doit avant tout de prouver une Motivation, comme les DRH l’exigent dans les lettres du même nom. C’est bien autre chose que ces savoirs inutiles et abscons : « La motivation d’un professeur à exercer devant des élèves ne saurait se réduire à sa capacité à transmettre des savoirs et des compétences. » Et c’est primordial.
Un concours d’enseignement, c’est donc une épreuve où l’on démontre cette motivation. Certes, on n’a jamais rencontré des élèves, une classe, un établissement, mais au fond de soi-même, on a l’instinct de l’Apprenance, l’appétence du Vivre Ensemble, et c’est la seule vraie raison pour laquelle on sera un jour professeur. On passe cette épreuve, et à ceux qui doutent — soit dit en passant, qui sont déjà foutus — on répond : « tous les concours de recrutement de la fonction publique, toutes catégories, comprennent un entretien de ce type. Au nom de quoi le métier de professeur ferait-il exception ? »
Bien sûr ! La race ‘professeur’, aujourd’hui, ressemble finalement à la race gilet jaune, zadiste, syndicaliste, bobo : repliée sur ses privilèges ! Alors que le postier et l’ilotier doivent passer cet entretien, montrer leur adhésion à la Nation, le professeur ne le devrait-pas ? Au nom de quoi ? De son incapacité congénitale à faire marcher un ENT, un PCN ou un Zimbra ? Sale habitude de bourgeois biberonnés aux Bérurier Noirs, sans doute.
Je me réjouis donc de cet accès de bon sens chez nos gouvernants. Il est criant, cet accès, ce bon sens, dès lors qu’on lit ceci:
« La nécessité absolue d’introduire “au moins un non-professeur au jury“, issu du personnel des ressources humaines ou de direction d’établissement, est fermement réaffirmée. (…) , il va de soi que les personnels RH au jury prendront pleinement part à la délibération et à la notation de l’entretien. Il est hors de question que les RH soient réduits au rang d’observateurs ; il faut “croiser les regards“. Le principe du recrutement par les pairs doit être revu. »
Enfin, l’abolition des privilèges ! La corporation des intellos quechuaphiles va subir sa nuit du 4 août et c’est pleinement mérité ! Que les « pairs » aillent se faire foutre, si je puis me permettre: de pairs, il n’y en a que pour les chaussettes, disait le haut Turkmenbachi, et cette robuste sagesse a visiblement atteint l’esprit du Guide Eclairé de Notre Nation. Je m’en félicite.
Et pour apporter ma pierre à ce bel édifice de régénération du corps enseignant je me permets quelques suggestions d’améliorations:
Pourquoi donc garder même une épreuve, au Capes de philosophie, qui porterait sur la philosophie ? (Le même raisonnement vaut pour toutes les disciplines, évidemment). La motivation est en effet l’essentiel, et la fidélité à la parole du Guide Eclairé de la Nation — comme nous le montraient déjà mes penseurs primordiaux, Kim Il Sung et Nursultan Nazarbaiev — en est le naturel rejeton.
Le professeur devrait donc avant toute chose attester de cette loyauté. L’épreuve pourrait dès lors consister en un léchage réfléchi des fesses d’une icône de notre Président. Le candidat prouverait ainsi son investissement dans sa mission, et une bonne connaissance de l’essence du Vivre Ensemble (ainsi que de l‘anatomie, autre élément saillant du ‘socle de compétences communes’ que désignent nos programmes scolaires). En temps limité, il pourrait se préparer auparavant grâce aux nombreux tutoriels présents sur YouPorn, l’apprenance livresque étant de toutes les façons depuis longtemps caduque, l’essence de l’apprenance aujourd’hui résidant plutôt dans le maniement de l’outil numérique que d’autres enseignants nous auront inculqué dès le plus jeune page.
Amélioration suprême, le candidat au Capes pourrait passer ses épreuves chez lui, et transmettre par son smartphone les réalisations de ses épreuves de Motivation et de Loyauté. La pandémie actuelle nous accoutume en effet aux visioconférences, aux ‘classes à distance’, et autres démonstrations de l’inanité de toute communication ‘présentielle’ à l’heure où l’on peut délocaliser les savoirs mieux encore que les usines de lave-linge : pourquoi s’entêter à vouloir convoquer des gens ‘en personne’ ? (‘Pourquoi des gens plutôt que rien?, eût-même dit un émule de Leibniz dès sa naissance dans la Station F.)
Mieux encore: ces professeurs nouvellement formés — doit-on vraiment les envoyer dans des établissements? Ne pourrait-on pas — et le sens de notre devoir civique n’est il pas de réfléchir toujours selon cette orientation positive — économiser un ‘pognon de dingue’ en mettant toute cette affaire d’apprenance intégralement en ligne, sur Zoom ou Google -Hang Out ? Un bon appel d’offres, pour décider qui de G, de A, de F, de A ou de M l’emporte, et le tour serait joué !
Et tout ce bon pognon de dingue, nombreux sont les Premiers de Cordée qui sauraient à quoi l’employer, de manière bien plus sensée et bonne pour le Vivre Ensemble que ce qu’imaginent ces ploucs qui, aujourd’hui, s’exténuent à travailler ou faire travailler un concours qui n’a plus aucun sens parce qu’il reflète une manière d’enseigner qui n’a plus aucun avenir.
Je vous transmets ainsi, cher Ministre, mes suggestions, mais plus encore, mes espoirs, et tous mes voeux de réussite dans votre pillonage [2] de notre belle société.
Irrespectueusement,
PH
Notes.
[1] Toutes les citations dans cette lettre — reproduites en italiques — sont tirées d‘un compte rendu d’une rencontre tenue le 20 novembre 2019 entre le directeur général de l’Enseignement scolaire et une délégation représentant les professeurs de philosophie; l’entretien portait sur les réformes du Capes, et plus particulièrement du Capes de philosophie, et les inquiétudes qu’elle suscite dans la profession. Le compte-rendu est consultable ici: http://www.appep.net/entrevue-des-membres-de-jurys-de-concours-en-philosophie-et-le-dgesco/
[2] Ceci n’est pas une faute d’orthographe, mais un mixte de pillage et de pilonnage, et j’explicite parce que je crains qu’il existe encore parmi vos services des gens qui croient en l’orthographe.
PS J’ai appris qu’il était de bon ton de donner à commenter aux élèves, aux épreuves de français du baccalauréat, des textes de chansons, comme par exemple certaines oeuvres de Jean-Jacques Goldman. Les esprits chagrins, réactionnaires, gauchistes étrangement attachés à la fascination bourgeoise pour la chose écrite, ronchonnent. Comme moi, vous savez pourtant que les gauchistes râlent et les caravanes leur passent dessus. En l’occurrence, je pense que le texte d’une chanson de notre grand Serge Gainsbourg conviendrait bien à vos augustes desseins, et vous laisse en méditer les premières paroles, en vous suggérant d’en fredonner le refrain dans votre tête si d’aventure cela est possible. (Tiens, posez la question à un neuroscientifique, vous en avez pléthore sous la main parait-il).
Écoute les orgues
Elles jouent pour toi
Il est terrible cet air là
J’espère que tu aimes
C’est assez beau non
C’est le requiem pour un con
Je l’ai composé spécialement pour toi
A ta mémoire de scélérat
C’est un joli thème
Tu ne trouves pas
Semblable à toi même
Pauvre con
Voici les orgues
Qui remettent ça
Faut qu’t’apprennes par cœur cet air là
Que tu n’aies pas même
Une hésitation
Sur le requiem pour un con