Contre la censure, contre la liberté d’expression: la question de l’espace du dicible.
Pour qui aime méditer sur la liberté d’expression, la censure, le droit à la parole et les discours offensants, la quinzaine juste écoulée fut faste en microévénements. Aux USA, une lettre ouverte dans Harper’s magazine, signée par 150 écrivains et chercheurs anglo-saxons dont Salman Rushdie, Martin Amis, Margaret Atwood ou Michael Walzer, revendiquait le ‘free speech’ contre les mouvements de protestation et d’annulation d’orateurs (‘deplatforming’) issus des campus américains que l’on nomme maintenant ‘cancel culture’. [1] Elle a été abondamment commentée, positivement par certains, mais surtout négativement par d’autres, ceux que leurs adversaires surnomment péjorativement Social Justice Warriors (SJW) ou, pour des raisons trop fastidieuses à retracer ici, Woke, qui pointent du doigt dans la liste des signataires les auteurs de propos jugés par eux ‘racistes’ ou ‘transphobes’ [2]. Dans le sillage de cette lettre, Bari Weiss, journaliste en vue et responsable des pages Opinion du New York Times, a démissionné avec pertes et fracas en dénonçant la rigidification idéologique rampante opérée par ces SJW jusqu’au sein du journal. Franchissant l’Atlantique, la tribune a été traduite ici par le Monde, et France Culture lui a consacré une émission, invitant son principal rédacteur, l’écrivain Thomas Chatterton Williams.
Le débat est ancien, et, identique à lui-même depuis plusieurs décennies. Les sectateurs du free speech se revendiquent des Lumières [3] et toute précision historique mise à part, en reprennent une idée : la confiance dans la force intrinsèque du vrai. « Laissons-parler les Soral, les Dieudonné, les Rowling, pensent-ils très fort, et tous les autres — la vérité saura bien se défendre elle-même, leur clouer le bec et amener ses partisans à la raison ». En face, les SJW descendent de tous ceux qui, depuis Gorgias et les sophistes, doutent de cet efficace du vrai : sans un bras actif derrière elle, la vérité est bien faible — et le manipulateur, le menteur, le raciste, le sexiste, pourra faire des dégâts massifs si on le laisse parler, puisque notre (bonne) réponse comptera pour rien. C’est là une tradition de pensée tout aussi vénérable que la première — Saint-Augustin dans sa Lettre 133 au commissaire Marcellinus théorisait déjà le recours au bras séculier pour défendre la vérité révélée…
Présenté comme cela, on comprend bien que la question ne se résoudra ni en pointant du doigt quelques braves quinquagénaires traités d’islamophobes et expulsés d’amphithéâtres manu militari pour avoir omis de dire ‘iel’ dans leur conférences, ni en exposant les probabilités de suicide désespérément hautes des jeunes transgenres pour souligner l’effet dévastateur sur la psyché que serait l’exposition à un discours leur déniant leur droit d’exister comme ce qu’ils sont.
Non: comme en témoigne l’inscription des deux camps dans l’opposition épistémologique millénaire que j’esquissais, la question est philosophique, massive, et le simple fait d’exposer authentiquement les enjeux et les options serait déjà un grand pas. Je tenterai d’amorcer ce pas ici, en commençant par mettre à distance la chape de mots par lesquels tout ceci est énoncé: trigger warnings, woke, SJW, free speech, safe space, cancel culture, deplatforming [4] … Et puis je proposerai de prendre du recul par rapport à la formulation binaire et récurrente de ces questions.
1. Commençons par indiquer, comme on le faisait et disait il y a une trentaine d’années, « d’où je parle ». Je suis personnellement sensible à cette question de la ‘censure’ et du libre discours, après avoir pris position à deux reprises pour dire des choses qui pourraient paraître antinomiques. Mon inconfort à devoir les penser simultanément est la raison dernière de la présente tentative d’élucidation, certes circonstancielle.
En 2017 j’avais sous le nom d’accommodements déraisonnables défendu l’idée que les meilleures causes politiques ne justifiaient pas de déroger à des valeurs auxquelles on a souscrit en tant que démocrate rationaliste, en particulier la libre expression — tentation pourtant de plus en plus sensible à la gauche de la gauche, dans ce qu’il est convenu de nommer “gauche identitaire“ (par ses opposants) [5]. En 2019, j’avais pourtant milité pour empêcher l’idéologue eugéniste Laurent Alexandre de s’exprimer dans un événement patronné par la présidence de l’université Paris I Sorbonne (ce qui m’avait valu de me faire traiter de fasciste ou de “marxiste culturel“ par ses partisans) [6].
En réalité, la contradiction ici n’est qu’apparente. “Libre expression“ n’est pas droit de n’importe qui à dire n’importe quoi n’importe où. A l’université, dont la mission est, mine de rien la construction et la diffusion du savoir, quiconque profère des faussetés avérées — et non des faussetés probables mais prononcées dans le cadre d’une recherche authentique — n’a pas sa place.
D’où cette première remarque : parler de “liberté d’expression“ pour dire, par exemple, que les discours complotistes ou racistes en général ne devraient pas être interdits, loupe le détail de l’affaire, puisqu’ils doivent l’être à l’Université et pas forcément ailleurs. Or, comme toujours, dans ces détails, le diable loge. Ainsi, causer au café du coin ou dans son taxi, y expliquer qu’il y a trop d’Arabes dans les rues ou de Juifs dans les médias, ou que les homosexuels c’est contre nature, n’est passible d’aucune sanction. « Les libertés » dans nos démocraties ont été initialement conçues comme une protection contre l‘Etat, et la liberté d’expression des opinions n’y fait pas exception. Mais rien dans ce concept n’indique où je peux ou dois exprimer lesdites opinions. Ceci engage une question tout autre, à savoir l’accès à la parole publique légitime, en particulier médiatique.
Chez nous, un cas-type serait alors le prédicateur Eric Zemmour. On invoque souvent la liberté d’expression pour défendre Zemmour et son droit à inonder de sa parole raciste (et condamnée pour telle) de nombreux médias. Mais personne de sensé — en tout cas pas moi — ne souhaite que Zemmour aille en prison pour ses idées. Le problème est son omniprésence télévisuelle et radiophonique. Si dans un monde idéal on le licencie de toutes les chaines de TV, il n’y aura là aucune offense à la liberté d’expression puisque l’Etat ne le persécuterait pas. Il deviendrait juste un animateur de plus dont, un jour la rentabilité baisse parce que le public — ou une frange bruyante de ce public — ne le supporte plus, et qu’on vire pour cette raison. Seules les lois du marché, et non la liberté d’expression, entrent en jeu ici [7].
Ainsi, le deplatforming, soit l’annulation de conférences de certains orateurs contestés, parfois universitaires et parfois non, s’apparente davantage à ce monde idéal où on ne veut plus entendre Zemmour, qu’à la longue histoire de la censure (essentiellement étatique, ou religieuse, et contre quoi la notion de liberté d’expression s’est formée). Dans une démocratie, un individu ne va pas en prison pour l’expression de ses opinions, et surtout, dès lors qu’il ne prêche pas la haine raciale ou religieuse, il n’est pas puni. Simplement, éventuellement sous la pression des ‘consommateurs’, l’hébergeur de son discours ne l’héberge plus… On parle d’ailleurs souvent de « marché des idées », qui traduit l’usuel marketplace of ideas — et effectivement, dans un marché, quiconque vend dans un stand précis ce dont personne ne veut dans ce stand n’aura pas de clients: le stand ‘TV’ semble ainsi cumuler les amateurs de discours zemmourien, alors que le stand ‘université’ y est assez hermétique.
En quoi tout cela diffère-t-il alors de l’économie de marché ordinaire ? Cette dernière analogie — diraient les signataires de la tribune de Harper’s — n’est toutefois pas correcte : il ne s’agit pas ici de clients qui délaissent un produit, de sorte que les magasins cessent de les vendre — mais de clients qui empêcheraient le magasin de vendre son produit. L’argument récurrent des sectateurs de la liberté d’expression est précisément de cet ordre : « vous n’aimez pas ce que cet orateur dit, alors ne venez pas l’écouter, mais laissez-le parler — et à la limite, débattez avec lui, ou produisez une réponse raisonnable». Comme le dit au mieux Joanna Williams, auteur en 2016 d’un livre sur ce marché des idées, Academic freedom (Palgrave McMillam): “The advantage of a marketplace of ideas is that the best, least refutable ideas will win out no matter how often they are contested by whom. The assumption that some knowledge is incontestable contributes towards a culture of conformity in universities. ” Une telle défense est toutefois largement insuffisante pour les raisons suivantes, que j’exposerai avant de passer au petit éclairage conceptuel que ce texte entend fournir.
2. La précédente analogie avec le marché pêche en vérité par ailleurs que ce que croient les défenseurs de la liberté d’expression qui signent dans Harper’s : dans l’économie libérale, si le consommateur ne veut pas d‘un produit il ne l’achète certes pas, mais l’existence même de ce produit ne lui cause aucun tort. Or l’enjeu des annulations de conférences touche justement à cette question du tort fait à certains — essentiellement ceux qui sont déjà en situation d’être lésés par l’organisation sociale existante: femmes, homosexuels, transsexuels, immigrés, Noirs, etc. Pour reprendre l’utile cas Zemmour: non seulement ce personnage dit des absurdités (politiques, historiques ou autres) à longueur de temps, mais son existence médiatique persistante soumet les Noirs français à quelque chose de similaire à, mettons, ce que serait pour un Juif de 1934 l’audition 24h sur 24 de Goebbels [8].
Un nouvel enjeu alors apparaît : à quoi le tort subi donne-t-il droit ? Il est clair que, comme telle, la souffrance ne justifie rien, c’est même une des tragédies classiques de l’existence humaine. [9] Mais la souffrance venue d’un tort (par définition, objectivement attestable) infligé par un autre, comme telle, exige réparation — ce qui est bien autre chose certes que le droit d’avoir raison. Et, en premier lieu, l’individu lésé a droit d’exiger que la souffrance cesse: autrement dit, il semble légitime de chasser Zemmour de ses niches médiatiques.
Cette didactique de l’exemple semble donc fournir une boussole à nos incertitudes. Reste qu’on n’évite pas le dilemme réel pour autant. Si l’on pense la confrontation des opinions comme susceptible de mener vers la vérité, ou même comme méthode pour l’atteindre (au sens où Platon [10] entendait le frottement des opinions les unes contre les autres), alors on doit bien, au nom de la vérité, autoriser l’expression de toutes les conceptions. L’idéal de vérité s’oppose ainsi à l’idéal de réparation du tort que j’indiquais, donc au final à une certaine idée de justice. Pris abstraitement, le dilemme « justice ou vérité ? » n’est pas soluble — mais on peut négocier des issues au cas par cas. On se rappellera ainsi comment les chaines d’info continue ont été sanctionnées par le CSA à l’époque des attentats de Charlie Hebdo en 2015, parce qu’en délivrant une information sur la présence d’otage cachés elles mettaient en danger la vie de ces otages. Un tel exemple suffit à comprendre que même si un énoncé est vrai, le droit de le proférer (en tout cas en France) n’est pas assuré par le simple fait que la liberté d’expression est un droit inaliénable.
3. Néanmoins, tout se complique encore avec l’exigence que le tort soit “objectivement attestable“. Subjectivement, tout le monde souffre, tout le monde se sent lésé. Mais une preuve objective que certains sont lésés par un discours n’est pas toujours disponible. Typiquement, les questions de genre sont de cet ordre. Si quelqu’un parle de différences naturelles entre les hommes et les femmes quant à certaines tâches cognitives — on a annulé des conférenciers sur ces sujets aux USA — lèse-t-il “les femmes“ par ce propos ? Pas évident, surtout s’il ajoute que pour cette raison on doit renforcer l’accueil des femmes qui choisissent la science (ce qui est encore un topos assez banal de ce genre de discours).
Clairement, la revendication de la liberté d’expression par les signataires de la tribune du Harper’s ou d’autres se pose sur ce genre de terrain délicat. Et quand on y regarde de près, les choses se révèlent beaucoup moins binaires qu’attendu.
Certains contextes sont plus ou moins tolérants quant au genre d’énoncés proférables. Le champ artistique, ou celui du spectacle humoristique, ont des frontières beaucoup plus larges que celles d’une conférence universitaire ou d’une émission d’actualité à la radio. Ainsi, dans telle émission (très) drôle sur Radio Nova (Les trente glorieuses) on entendra des blagues sur les Chinois ou les Arabes qui, prononcées par un homme politique de droite, seraient inadmissibles. L’humour autorise des choses, et ce qui atteste de l’humour ne repose pas sur des marqueurs précis; avant tout il s’agit de “qui parle, et à qui“ [11]. Dit scolastiquement, le caractère licite ou admissible d’un énoncé ne dépend pas de propriétés purement sémantiques (le sens de ce qui est dit) mais aussi et surtout de caractéristiques pragmatiques (relatives aux lieu et contexte d’interlocution). Le fameux “second degré“ est typiquement un aspect pragmatique des discours: il ne se reconnaît pas hors contexte à la simple lecture de l’énoncé.
Cette dimension pragmatique est souvent oubliée, alors qu’elle est essentielle, car sans elle on ne peut pas apprécier si, et comment, des individus peuvent se sentir légitimement lésés par un discours, comme l’exemple des otages cachés le montrait bien.
Toutefois, les espaces extraterritoriaux dont j’ai parlé (humour ou art [12]) ne sont pas hermétiques. Les tribunaux doivent d’ailleurs régulièrement légiférer sur les limites de l’artistique, de l’humoristique — exemplaire est le jugement qui autorisait à Guy Bedos de traiter Nadine Morano de « pauvre conne ». Seul le contexte humoristique, ou une revue savante de zoologie, autorisent en effet ce genre de description. Pour ce qui est de l’académique, on peut se demander où sont ses limites : une vidéo de vulgarisation Youtube, une tribune dans un journal sont-ils encore des textes académiques (même si des universitaires s’y expriment)? On pourrait d’ailleurs regarder les débats autour de la libre expression et de l’annulation d’orateurs comme une guerre autour de ces limites. L’espace du dicible est traversé de frontières invisibles, qui sont constamment en cours de négociation — et pas seulement devant les tribunaux ou lors de manifestations.
4. Pour contribuer positivement aux débats, je développerai maintenant ce dernier point: l’espace du dicible est une notion complexe, et la focalisation autour de ‘libre expression’ ou ‘annulation’ constitue une réduction considérable des problèmes — tout simplement, une mauvaise manière de poser les questions.
Tout d’abord, le “on ne peut plus rien dire“ est, à strictement parler, faux. Certes, il y a des choses qu’on ne peut plus faire : les pubs Banania, les sketches de Michel Leeb sur les narines des Noirs, les chansons de Sardou sur les “tarlouzes“, les sketches de Bigard sur le “lâcher de salopes“, les écrits de Tony Duvert relatant par le menu comment on initie des garçons de 8 ans à leur vie future de prostitués (Paysage de Fantaisie, prix Médicis 1973) , les pétitions en faveur de l’abolition de la majorité sexuelle, peut-être même l’alcoolisme décomplexé d’un capitaine Haddock héros d’une publication pour enfants (après tout, Lucky Luke ne fume plus) … [13] Ces choses-là ne sont plus diffusées, et on n’imagine guère quelqu’un produire des sketches, des romans ou des publicités du même genre…
De ces “interdits“-là, je ne vois pas qu’il faille se plaindre, et en tout cas le bon goût s’en réjouira souvent: comme dit Leibniz, un monde sans “lâcher de salopes“ ou Ray-Bans de Leeb est incontestablement un meilleur monde possible qu’un monde qui les contient. Mais inversement, de très nombreux discours sont aujourd’hui possibles qui ne l’étaient pas alors : des publicités vantant l’infidélité conjugale des femmes, d’autres publicités représentant des hommes jetés par des femmes dans des caddies, d’autres encore exposant des hommes ou des femmes qui s’embrassent, des livres pour enfants présentant des homosexuels, des lesbiennes dans Star Wars, Bilal Hassani représentant la France au concours de l’Eurovision… Qui aurait imaginé cela dans la France de Michel Leeb et du Collaroshow? Mais à la télévision ou dans les journaux aujourd’hui on peut aussi tranquillement parler de l’infériorité de certaines ‘cultures’ (sous-entendu, des races), ou désigner toute une partie de la population française comme une bande d’envahisseurs — et je ne suis pas certain que cela était sinon possible, du moins aussi facile, dans la France des années 1990.
Les faits sont clairs : il y a bien des choses qu’on ne “peut“ plus dire (parce qu’il existe si on les dit une réaction publique très négative prévisible, de sorte que les plateformes institutionnelles — radios, chaines de télé, centres culturels publics, etc. — ne les autorisent pas), et d’autres qu’on peut prononcer alors qu’il y a une ou deux décennies on ne le pouvait pas.
Pour comprendre ce qui se passe ici je propose une idée très simple: l’espace du dicible se transforme, et n’est pas indépendant de ce qui y est dit — de même que l’espace de la théorie de la relativité générale dépend des masses qui y existent. Il change donc en fonction des énoncés proférés — et des rapports de force de ceux qui les profèrent. C’est ainsi que, par exemple, la prolifération d’énoncés négationnistes ou conspirationnistes finit par faire entrer dans cet espace du dicible tout un tas d’idées certes reconnues généralement pour fausses mais auparavant simplement indicibles.
Cet espace est en quelque sorte partitionné — incluant justement les sous-espaces extraterritoriaux que sont la parole artistique, la parole académique, etc. — et les frontières de ces sous-espaces sont régulièrement réaménagées, via les tribunaux, les discussions publiques, et l’évolution des contenus programmés sur les scènes, dans les journaux académiques, dans les amphis, dans les galeries et les cinémas.
Les délimitations comme les entrées et sorties de cet espace sont l’objet de négociations, de tactiques plus ou moins délibérées de contournement et d’introductions (les grand-remplacistes sont un excellent exemple ici [14]) qui s’opposent à d’autres. Prenons d’abord le cinéma: le rétrécissement des frontières du genre pornographique est notable, les films ‘classiques’ pouvant aujourd’hui inclure des scènes de sexe explicite, sans truquage, comme ceux Lars Von Trier ou de quelques autres. Tout a commencé avec Intimité de Chéreau, il y a une vingtaine d’années, et le film de Catherine Breillat avec le hardeur Rocco Siffredi. La chose étant possible, d’autres films ont suivi la voie — peu importe si l’acte est commis par les acteurs eux-mêmes ou leurs doublures, il en résulta que la limite entre pornographie et cinéma ‘classique’ s’est retrouvée bien moins étanche.
Du côté des discours, la redéfinition constante des frontières entre le dicible et l’indicible, et, au-dedans du dicible, entre les genres, est encore plus complexe. Les grands domaines de discours — le politique, l’artistique, l’académique, le médiatique, etc. — sont en principe distincts mais en pratique leurs frontières constituent un enjeu majeur. Des instances nichent exactement entre leurs jointures, et ont pour effet, parfois conscient ou délibéré, de modifier ce qui est dicible dans chacun d’eux en relaxant ces frontières ou bien en passant à travers elles des marchandises neuves. Ainsi ce qu’on nomme les ‘think-tanks’ ne sont pas des entités académiques mais entendent généralement s’appuyer sur la sphère universitaire — elles emploient des chercheurs ou s’y référent — pour induire des effets dans les sphères politique et médiatique.
Ainsi, l’IFRAP, qu’on pourrait décrire comme un lobby visant à diminuer les impôts des très riches, se donne pour produit de la science économique et parvient à se présenter comme une expertise dans de nombreux médias, ce qui a pour effet de distordre la discussion publique sur l’impôt dans un sens assez précis [15]. Autre think-tank économique, l’IREF [16], qui organisa en 2015 à la Maison de la Chimie un colloque sur “L’imposture Piketty : les riches sont-ils le problème ou la solution ?“ (on se le demande…), envoie dans les journaux ses ‘experts’, comme l’inénarrable Ferzane Aligheri, pour défendre les baisses d’impôt et la “concurrence fiscale“. Or, sans vouloir fétichiser Piketty — il a ses contradicteurs universitaires de tous bords — la légitimité de ces experts-ci n’est pas du même ordre que la légitimité académique de l’économiste français le plus lu au monde…
Évidemment, ces instances ‘mixtes’ ne sont pas uniquement pro-capitalistes ou de droite, et elles ne sont pas forcément dans le faux. On peut aussi considérer Greenpeace ou Générations futures comme des organismes qui existent à la frontière des champs, et susceptibles de produire des effets de distorsion de l’espace du dicible.
De manière plus générale il existe ce que nous appelions avec Anouk Barberousse une ‘zone grise’, entre académique et médiatique ou politique, où de fait la légitimité issue d’un domaine est employée pour s’autolégitimer dans un autre domaine, et au final, modifier les frontières des domaines [17]. C’était là un ressort de la stratégie d’Alain Badiou, et, avant lui, de ce qu’on appelé la “french theory“ (Derrida, Lyotard, Baudrillard, Virilio, etc.), autrement dit, des philosophes qui construisaient au-delà du champ universitaire philosophique français — à savoir, dans les départements de littérature/cultural studies , éventuellement américains — une légitimité qu’ils réintroduisaient alors dans ledit champ philosophique. Sans cette structure — l’existence d’une zone grise mouvante — et ces stratégies de légitimation contournées, il est peu probable que certaines idées ‘philosophiques’ eussent pu pénétrer les départements de philosophie (la « déconstruction », l’accélération, le texte / l’hypertexte, le logocentrisme, la “postmodernité”, etc.).
Sans vouloir comparer l’incomparable, l’énergie mise par des essayistes extra-universitaires comme Laurent Alexandre à vouloir pénétrer le champ universitaire a aussi pour but de conférer à ses idées — scientifiquement fausses et politiquement eugénistes — une légitimité académique, pour les renforcer ensuite dans les champs politiques et médiatiques. C’était le sens de sa présence — in fine annulée — à Paris I Sorbonne, mais aussi de son invitation à parler à l’Ecole Polytechnique peu avant.
Or cet épisode d’annulation par lequel je commençais mon texte illustre en réalité un mouvement plus général dans les frontières du dicible. Depuis 1945, la race et l’eugénisme sont pour des raisons évidentes des noms des notions relativement peu employables dans le monde scientifique,. Les biologistes comme les anthropologues les plus éminents — Theodosius Dobzhanski, Claude Levi Strauss entre autres — n’avaient d’ailleurs pas ménagé leurs efforts pour convaincre leurs contemporains que « race » ne signifie rien de naturel. Pourtant, depuis quelques années, sous couvert de génétique et de génomique, on reparle de race, et de race biologique — non pas seulement de cette race sociale des ‘racisés’ qui fait débat chez nous à gauche [18]. Les généticiens, qui ont appris d’innombrables choses sur l’histoire des migrations humaines et les marqueurs génétiques (généralement pas exprimés phénotypiquement) partagés par certaines sous-populations savent bien qu’il n’existe pas de « race » noire, blanche ou jaune, ce pourquoi ils préfèrent ne pas employer ce mot.
Mais depuis quelques années d’aucuns s’emploient à utiliser des résultats de la génétique des populations humaines pour convaincre qu’il y a bien une science des races, donc, au final, des inégalités de race — et tenter ensuite de réintroduire dans le champ académique ce genre d’idées [19]. Des journaux mimant l’académique comme Mankind Quarterly, financés par des mouvements suprémacistes aux USA, jouent un rôle majeur dans cette stratégie, puisqu’ils publient des articles en retour cités par des psychologues universitaires défenseurs d’une vision racialiste (Arthur Jensen, Philippe Rushton, Richard Lynn ou Edmond Dutton) édités dans des journaux académiques. Le but est toujours de parvenir à légitimer comme un objet académiquement dicible la race biologique, et, corrélat fondamental pour eux, les inégalités génétiques de QI entre races — afin ensuite d’influencer le débat public par des références indiscutables car universitaires. La question du retour de la race est trop complexe pour être détaillée ici, mais elle représente un exemple massif de cette labilité des frontières du dicible, et, au-dedans, de la porosité et mobilité des frontières entre champs [20].
Pareillement, si le mot « eugénisme » reste un épouvantail symbolique, des entrepreneurs intéressés à la vente de tests génétiques et bientôt d’améliorations génétiques s’emploient à nous convaincre que le bricolage génétique de nos capacités ou de celles de nos enfants — donc, une forme d’eugénisme — serait une bonne chose. Via des références à la postgénomique la plus contemporaine, ce genre d’idéologues [21] vise exactement à rendre l’eugénisme admissible. Il s’agit aussi bien de diffuser publiquement ces idées sous des mots moins effrayants — mais aussi, via certains auteurs sympathisants à leur cause, de publier dans des revues académiques de seconde zone ce genre d’idées, afin ensuite de les remettre en circuit dans le champ médiatique dotées d’un label de pureté académique.
Sans entrer dans les détails, prenons un exemple. L’Opinion publie en mars 2019, à une époque de préparation en France des lois sur la bioéthique, un Manifeste écrit par Henri-Corto Stoeklé et Guillaume Vogt, qui plaide pour une bioéthique distincte de l’éthique et du droit, et pratiquée aussi dans les laboratoires médicaux. Généticien et doctorant en bioéthique, ils sont aussi experts à l’Institut Sapiens, fondé entre autres par Laurent Alexandre, institut de recherches promouvant des idées proches du transhumanisme. Ainsi, sur le site de l’institut ils promeuvent dans un texte les tests génétiques made in France comme ceux que vendrait DNAVision… Dans leur tribune de l’Opinion on lit : « Notre société est un système, c’est-à-dire, un ensemble d’éléments en interaction dynamique, organisés en fonction d’un but, où les éléments sont des individus, les interactions sont des échanges et des partages de choses matérielles et immatérielles, et le but est sa survie. » Aucun philosophe ne peut entendre cette phrase sans réclamer un solide argument qui justifierait que la « société » (ni agent, ni cognitif) ait un « but ». L’idée défendue est que la bioéthique doit juger une pratique en ne se préoccupant que d’une question ; améliore-t-elle ou non les chances de survie de la société ? Si c’est le cas, elle doit modifier nos normes juridiques et morales pour la rendre acceptable. La préoccupation de la disparition prochaine des sociétés [22], et l’affirmation que des interventions biologiques sont nécessaires pour y remédier, sont bien sûr au cœur de l’argumentaire des eugénistes depuis Francis Galton. De fait, une telle caractérisation de la bioéthique ouvre grandes les portes à tous ceux qui prônent un nouvel eugénisme [23].
Or cette double définition étrange de la société et de la bioéthique est aussi défendue par les mêmes dans un article académique, publié dans une revue de bioéthique certes mineure dans le champ [24]. Seul un processus d’évaluation particulièrement complaisant paraît expliquer un délai de publication raccourci (moins d’un mois), et la présence d’assertions qui paraissent peu énonçables telles quelles dans une revue classique de philosophie, puisqu’absolument personne dans ce champ académique (éthique normative, éthique appliquée, bioéthique) ne définit la bioéthique comme une science de la survie des sociétés, tandis que l’article pose ainsi cette définition sans aucun argument… Dans tous les cas, le label ‘universitaire’ apposé sur cette vision permet aux auteurs de la mieux défendre dans des journaux grand public et ultimement de renforcer la dicibilité de l’eugénisme comme dans l’opinion l’acceptabilité des produits eugéniques….
Ce sont là quelques instances des déplacements des frontière du dicible et de l’indicible. Je les ai illustrés par des exemples proches du champ de la biologie, et dans lesquels les stratégies délibérées jouent un rôle clair, mais l’espace du dicible se reconstruit aussi régulièrement via des effets non délibérés de profération d’énoncés et de réactions à ceux-ci — de même qu’il était peu probable que Patrice Chéreau ait en son temps mené une entreprise volontaire de déplacement des bornes du champ de la pornographie…
5. Ainsi, censure et “liberté d’expression“ sont juste un petit échantillon de l’ensemble des stratégies et déplacements possibles qui créent cet espace. Par conséquent les controverses actuelles sur la liberté d’expression me paraissent totalement artificielles et même contreproductives pour quiconque veut comprendre ce qui se passe ou promouvoir l’émancipation des individus et des masses.
Par conséquent, l’accent mis dans le débat récent sur la notion de débat et l’importance de celui-ci dans ces polémiques me semblent tout aussi malvenus. Un débat n’est possible que s’il s’inscrit dans l’espace du dicible, ou à sa limite — et dans ce dernier cas, il peut transformer ledit espace. C’est pourquoi il y a des débats qu’on peut tenir, et d’autres à ne surtout pas avoir — par exemple, débattre sur l’existence du génocide juif et tzigane, ou les bienfaits de l’esclavage. Car le seul effet de ces débats serait de rendre dicibles des propositions à la fois fausses et aux conséquences calamiteuses pour un groupe humain.
Il est donc tout simplement faux de dire que le débat fait par nature avancer la cause de la vérité, et que son refus relève du fascisme, de l’irrationalité, de la bigoterie ou du fanatisme — comme le prétendent aujourd’hui les auto-proclamés défenseurs des Lumières. Le débat comme chemin vers la vérité implique des présupposés pragmatiques pas toujours satisfaits, de même que le marché en économie n’optimise rien du tout sans que soient remplies ses conditions implicites (concurrence libre et non faussée, égalité d’information, etc.), alors qu’il est si souvent présenté comme le lieu même de la rationalité économique, de l’efficience, de l’optimalité, etc. Le débat sans conditions dites évidentialistes [25] — à savoir, les deux partis souscrivent à l’idée de n’accepter que les faits avérés et les vérités logiques pour raisons des énoncés — ne sert pas la vérité, donc n’est pas universellement recommandable. Il est complètement déplacé de dire à quiconque refuserait pour telle ou telle raison que X (au hasard : Laurent Alexandre, Dieudonné, Eric Zemmour, Christophe Barbier, etc.) vienne discourir : « laissez-le s’exprimer, et allez donc débattre avec lui si vous n’êtes pas content».
Et inversement, une interdiction générale d’expression édictée envers des individus dont les vues seraient dommageables à un groupe dominé est très problématique. D’abord parce qu’établir ledit dommage n’est pas si simple; ensuite parce que les conséquences qu’induiraient dans l’espace du dicible une telle prohibition généralisée risquent d’être encore pires que la situation présente — en particulier par la recombinaison d’énoncés et d’énonciateurs assez différents dans un groupement plus large dont profiteraient, justement, les positions les plus marginales qu’on a souhaité exclure. C’est d’ailleurs ce qui semble advenir dans le contexte états-unien où, vu d’ici, il est désespérant de constater comment des idéologues droitistes tocards (Jordan Peterson, James Damore, Bret Weinstein, Sam Harris, James Lindsay, Peter Boghossian, des noms familiers à ceux qui suivent les débats nord-américains…) voisinent maintenant dans le débat public avec des chercheurs sérieux et pas spécialement extrémistes (Jonathan Haidt, Steven Pinker, Richard Dawkins…) et bénéficient en quelque sorte de leur aura [26].
En conclusion —
Je ne nie pas la réalité des problèmes auxquels réfère la polémique anglo-saxonne sur la liberté d’expression, la cancel culture, le débat et la censure — polémique malheureusement importée aujourd’hui en France. Je dis simplement que ces problèmes sont très mal abordés et présentés par les parties régulièrement impliquées dans ce conflit.
Donc, en bref, je soutiens que:
— Ladite polémique engage des questions philosophiques majeures autour de conflits de valeurs (vérité, justice, égalité, etc.) et des notions telles que la force intrinsèque des raisons, qui ne sauraient recevoir une réponse simple basée sur des invocations vagues (« les Lumières », « la justice sociale », « le droit à débattre », etc.);
— Qu’elle doit s’inscrire dans une réflexion générale sur l’espace du dicible et ses articulations historiques et pragmatiques;
— Qu’elle ne se résume donc absolument pas à l’opposition entre « libre expression » et « censure », concepts qui désignent essentiellement les rapports entre le citoyen et l’Etat;
— Qu’elle implique une attention aux circonstances pragmatiques d’énonciation malheureusement absente dans les controverses très abstraites et idéologiques que l’on peut lire aujourd’hui.
NOTES
[1] Depuis quelques jours les articles sur la Cancel Culture fleurissent chez nous : Laure Murat dans Le Monde du 1er août , le même jour Jean-Yves Camus dans Charlie Hedbo , et j’en passe…
[2] L’auteure de Harry Potter, JK Rowlings, contestée pour ses propos sur les femmes transgenres, est bien sûr la signataire la plus fréquemment visée ici. Certains ont d’ailleurs publiquement regretté d’avoir signé, dès lors qu’ils ont su qu’ils cosignaient avec cette dame.
[3] Le dernier opus du linguiste Steven Pinker, dont l’oeuvre académique est incontestable, est un éloge des Lumières, que les spécialistes de ce mouvement ont généralement jugé calamiteux.
[4] Tous ces mots sont d’ailleurs anglo-saxons, et on peut légitimement être lassé de ce mimétisme ou asservissement culturel, et se dire « pourquoi ne pas utiliser des termes ougandais ou malais pour dire tout ça, peut-être que ça nous aiderait?…. » Mais je n’en dispose pas; j’en resterai au français.
[5] “Privilèges épistémiques et accommodements déraisonnables.“ Arguments, 20, 2: 40–54, 2017, et « Des accommodements déraisonnables — à propos de dérives du débat public » AOC, 7 Juin 2018.
[6] Texte et épilogue sur le site Sciences Citoyennes
[7] On sait certes qu’en France certaines opinions n’ont pas d’expression légale autorisée: incitation à la haine raciale, pédophilie, etc. Ces limites à la liberté d’expression sont rationnellement justifiables, et lorsque des Zemmour ou des Soral les franchissent, ils peuvent être punis; ils le sont parfois. La question ici posée est l’accès à la parole publique en général pour des gens qui peuvent avoir, ou pas, été condamnés pour expressions haineuses ou racistes — autrement dit la réaction du ‘marché des idées’ à leur parole litigieuse, qu’elle ait été parfois sanctionnée ou pas. Pour faire une comparaison à laquelle l’actualité invite, un Alain Soral n’a aucun accès à cette parole médiatique; banni la semaine dernière par Youtube, il est réduit à parler au café du coin, ou sur son propre site. Il est un Zemmour perdant. Ici, Youtube a été plus réactif que CNews ou le Figaro, dira-t-on. Plus prosaïquement, Youtube, firme américaine, n’a rien à gagner à continuer à héberger les vidéos antisémites de Soral, alors que nos médias français perdraient de l’argent en congédiant Zemmour; même les campagnes de désolidarisation d’annonceurs, pris dans une logique de virtue signaling, n’ont eu aucun effet sur l’omniprésence télévisuelle du prédicateur raciste.
[8] Le parallèle peut sembler exagéré, mais Gérard Noiriel a solidement étayé la correspondance entre Zemmour et les idéologues antisémites des années 1930, en particulier Drumont: Le venin dans la plume Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République. Paris: La Découverte, 2019.
[9] L’oeuvre de Nietzsche est d’’ailleurs encore vivante et dérangeante aujourd’hui parce qu’elle démontra avec force il y a 150 ans la fausseté de l’inférence « je souffre donc j’ai raison ».
[10] Pour introduire ici une référence vénérable et pour finir, prendre de la hauteur…
[11] J’évite la référence obligée à Desproges, qui a toutefois visiblement tout compris à l’affaire.
[12] Je ne parle pas de l’espace académique, qui est en un sens extraterritorial, mais dont le statut sera éclairé, je crois, par l’hypothèse que je propose par la suite.
[13] Le fait que je cite des ‘comiques’ indique d’ailleurs en passant les limitations de l’idée de “contextes extraterritoriaux“ mentionnée plus haut.
[14] Point développé ici : “Le grand déplacement“, Liberation, 3 juin 2019.
[15] Sa directrice, Agnès Verdier-Molinié, titulaire d’une maîtrise d’histoire et non d’un doctorat en économie, est omniprésente sur les plateaux télés; on ne saurait la distinguer d’un ‘vrai’ économiste.
[16]https://fr.irefeurope.org/think-tanks
[17] Barberousse Anouk, Huneman Philippe, « L’agriculture (bio) et l’événement. Retour sur un canular métaphysique », Zilsel, 2017/1 (N° 1), p. 159–186.
[18] Pour une courte démonstration de l’inanité du concept de ‘race’ quel que soit le contexte, et de l’importance de le remplacer par « racialized populations » voir Adam Hochmann, Racism is real, race is not: a philosopher’s perspective, The Conversation, 2017
[19] Sur le livre du journaliste scientifique Nicholas Wade, A Troublesome Inheritance: Genes, Race and Human History (Penguin 2014) censé exposer au grand public les nouvelles avancées de la génétique des populations humaines, et promoteur en réalité d’une vision racialiste, on lira la critique radicale de Nathaniel Comfort (Comfort, N. “Genetics: Under the skin”. Nature 513, 306–307 (2014)). Le livre avait en particulier atterré les généticiens des populations humaines qui travaillent au National Human Genome Research Institute (com. pers.).
[20] Des articles comme « Thirty Years of Research on Race Differences in Cognitive Ability», de James Philippe Rushton et Arthur Jensen, publié dans une revue académique, illustrent très bien cette stratégie (Rushton, J. P., & Jensen, A. R. (2005). Thirty years of research on race differences in cognitive ability. Psychology, Public Policy, and Law, 11(2), 235–294) On notera qu’un auteur comme Richard Lynn, qui défend depuis des années des thèses racistes (différences génétiques de QI entre races expliquent les différences de développement entre pays, ou, dans la tradition galtonienne, l’Occident est menacé par la plus grande natalité des races à faible QI…) est à la fois dans le comité éditorial de Mankind Quarterly, et dans celui d’une vraie revue académique, Personality and Individual differences. Aujourd’hui, la génomique est convoquée pour établir des différences génétiques de race concernant en particulier le QI et les traits psychologiques. Du fait de cette référence à la génomique les partisans du racialistes s’appellent eux mêmes tenants de Human Biodiversity (ce qui connote des différences quasi spécifiques entre groupes humains) ou ‘race realists’ (en opposition aux ‘race constructivists’ qui nient la naturalité de la race). Parmi les controverses actuelles autour de ‘cancel culture’, l’une concerne Bo Winegard, auteur de ce genre d’articles, l’autre Noah Carl. Le premier n’a pas vu son poste renouvelé suite à des tweets discutables. Le second a été congédié du College St Edmund à Cambridge après une lettre ouverte signée de 500 universitaires contestant des manques de rigueur méthodologique dans ses travaux. Carl défend les différences génétiques entre races et est proche d’Emil Kierkegaard. Ce sympathique homonyme du grand philosophe danois, homophobe, sexiste, raciste, et défenseur du coït avec enfants endormis comme remède à la pédophilie, illustrait les stratégies ici décrites en fondant OpenPsych, un groupe de journaux open access dédié à l’« étude» des différences génétiques d’intelligence entre races, Open Behavioral Genetics, Open Differential Psychology, et Open Quantitative Sociology & Political Science. Noah Carl était le second contributeur en importance de ces journaux de Kierkegaard.
Sur les controverses des années 80 autour de Race et QI, cristallisées, par le livre de Murray et Herrnstein The bell curve on lira Steven Jay Gould, La malmesure de l’homme. Sur le Pioneer Fund, Mankind Quarterly, et les tentatives de réintroduire la race dans la science, on lira Tucker, William (2002). The funding of scientific racism : Wickliffe Draper and the Pioneer Fund. Urbana:. Sur la biologisation actuelle de la race, on lira Angela Saini, Superior. The return of race science. Beacon Press, 2019
[21] Comme (encore… ) Laurent Alexandre, patron d’une entreprise de ce type, DNAVision.
[22] En particulier si l’on se réfère aux écrits du fondateur Alexandre, la lutte contre les Chinois — puisqu’il écrit régulièrement des tribunes expliquant que sans l’eugénisme les Chinois, qui le pratiquent, vont écraser les Européens avec leurs cerveaux améliorés.
[23] Voir par exemple cet article de la MIT Technology Review.
[24] H.-C. Stoeklé, J.-F. Deleuze, G. Vogt, “Society, law, morality and bioethics: A systemic point of view“, Ethics, Medicine and Public Health,10, 2019: 22–26. Cette définition de la bioéthique provient de Van Rensselaer Potter, que les auteurs pourraient au moins citer pour renvoyer à quelque chose comme un argument sous-tendant leur définition. Mais Potter parle de la survie de l’humanité, de l’homme. Il écrit un livre pour souligner les convergences avec l’éthique environnementale d’Aldo Leopold, Global Bioethics, Building on the legacy of Aldo Leopold. (Michigan State University Press, 1988). Ces textes s’écrivent en particulier au lendemain de la prise de conscience du problème de la surpopulation (Rapport du Club de Rome etc), et le thème de ‘survival’ s’entend ainsi. Il faudrait un article entier pour expliciter la stratégie de déplacement opéré par l’article en question, qui glisse de la définition pottérienne à une idée de ‘survie de la société’ très compatible avec le leitmotiv de la défense de l’Europe contre la Chine, le rôle de l’amélioration génétique, le souci négatif envers le mélange des populations, thèmes obsessionnels de la prose de Laurent Alexandre… Mais mon propos ici concerne l’usage de la zne grise entre académique et médiatique pour le formatage de l’espace du dicible.
[25] Pour une défense récente de l’évidentialisme en épistémologie voir Pascal Engel, Les vices du savoir. Paris: Agone, 2019.
[26] Sur la très bizarre assemblée nommée Intellectual Dark Web, terme intraduisible que l’on traduirait au mieux en français par Foutage de Gueule, lire Bruno Andreotti et Camille Nous, “Contre l’imposture et le pseudo-rationalisme“. Revue Zilsel, 7, 2020.
Merci à Bruno Andreotti, Sylvain Bosselet, Sébastien Dutreuil, Alice Lebreton Mansuy et Hervé Perdry pour leur lecture critique et leurs précieuses suggestions.